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Charles-Louis Philippe, note biographique

Miroir de la présentation du dossier Charles-Louis Philippe dans La revue des Ressources

mardi 16 octobre 2012, par Aliette G. Certhoux

D’abord communiqué dans le réseau international des poètes et des écrivains anarchistes des revues dans lesquelles il publie ses poèmes et ses premiers textes, à la fin du XIXe siècle, tels la revue poétique belge Stella, L’enclos - revue d’« art social », — puis La Revue Blanche, qui publie la première version inédite et intégrale du roman Bubu de Montparnasse, en 1900, — Charles-Louis Philippe se confirme au début du XXe siècle comme un nouvelliste et un romancier populaires original, dans un registre dual urbain et rural qui caractérise les classes sociales de son temps, concernant aussi bien ceux qui n’ont pas émigré vers les grands centres industriels et vivent pauvrement des petits métiers locaux, à la campagne ou à la ville. Tels sa mère et son père, l’une se louant pour faire du ménage chez des châtelains où elle se rend chaque matin, afin de compléter la ressource de l’autre, sabotier à Cérilly, près de la forêt de Tronçais, où il va à pied choisir directement auprès des bûcherons son bois de coupe, pour les sabots, engagement de la qualité du métier en dépit d’un commerce misérable. Autour de son propre vécu de la pauvreté il est critique de la société et de la littérature bourgeoises, novateur de la contestation contre les avant-gardes par la singularité de l’œuvre matérialiste, manifeste par sa littérature organique (l’engagement social de la biographie de l’auteur intriquée en temps à peine différé, et toujours raisonnée de cette façon, avec le sujet et le style), forcément toujours expérimentale.
Immergé dans l’écriture du mal il développe une esthétique du mal, dont ii élabore d’abord son engagement en même temps qu’à travers toute son œuvre il construit une poétique, qui inspirera directement Thomas Mann — de son propre aveu [1]. Avec une éthique personnelle de l’écriture indépendante, qui se réalise en part indissociable de la substance singulière de la vie, loin des doctrines et des partis, si de son vivant il se sait reconnu et peut rencontrer le succès, par contre le radicalisme de ce style, sans concession ni compromis de tendance ni de culture de la mode, l’empêche de connaître la gloire et le confort qu’aurait pu lui procurer un grand prix littéraire comme le Goncourt.
En 1902, le fonds de La revue Blanche, qui est déclarée en faillite, est acquis par Fasquelle, l’éditeur de Zola. Ainsi Charles-Louis Philippe « entra-t-il dans cette grande maison ».


E nfant de l’école publique obligatoire de Jules Ferry, tout juste fondée, il suit ses études en tant que boursier de la nation au lycée de Montluçon, puis comme interne au lycée de Moulins, dans l’Allier, en classe préparatoire scientifique aux grandes écoles, où il fait sa première rencontre du réseau littéraire et poétique, et anarchiste, à travers Marcel Ray, au courant des mouvements poétiques et des publications accessibles à Paris.

Ayant échoué aux concours il décide de venir vivre dans la capitale pour rallier le réseau informé à Moulins, et après divers métiers pour gagner sa vie de misère, tandis qu’il écrit et produit ses premières publications, il finit par devenir, grâce à Maurice Barrès qui aide les jeunes écrivains, travailleur du service public, comme piqueur des trottoirs parisiens, chargé pour le compte de la préfecture de la Seine de la surveillance de l’encombrement des terrasses de café (emploi de troisième catégorie à l’échelle des salaires). Ce qui engage son écriture, temps de travail et sensibilité de la ville inclus. Il est un lecteur de Kierkegaard et de Nietzsche, mais aussi de Darwin, et se tient à distance à la fois du naturalisme scientifique d’un Zola et du réalisme lyrique d’un Maupassant, ou encore du réalisme social d’un Flaubert. C’est l’énergie littéraire révoltée, engagée par la vie sociale et philosophique d’un Dostoïevski, et le sillon existentiel ascétique inauguré en Europe du nord, qui l’inspirent, tel le norvégien Knut Hamsun, (également remarqué par Mirbeau [2]), qui choisit délibérément la faim plutôt que le confort pour écrire et d’abord de ne pas vivre de sa plume plutôt que la compromettre. Mais, dans la littérature des maux et du mal selon Philippe le choix de la pauvreté n’existe pas, puisque non seulement il est pauvre né à la campagne mais sans être un paysan : il fera donc une littérature sur la pauvreté historiquement intégrée dans sa classe sociale de pauvre — pour la rendre émergente à travers l’émergence sociale de l’auteur qui, de l’école devenue gratuite et obligatoire, attend ses successeurs. Ainsi, dans le sens Granscien dire qu’il est un écrivain organique n’est pas dépourvu de pertinence.

Mais qu’est-ce-à-dire de n’être pas naturaliste ? S’il veut dépasser le naturalisme, pourtant, c’est aussi bien la fascination du naturalisme que celle de Dostoïevski qui saisissent Léon-Paul Fargue et Francis Jourdain à leur première lecture de Bubu de Montaparnasse : « mystiques de Dostoïevski et du naturalisme. J’avais déjà noté quelques sensations analogues dans une petite nouvelle intitulée Marie Pamelart, ou la Rue Lepic » [3], écrit Fargue.

« Ma grand-mère était mendiante, mon père, qui était un enfant plein d’orgueil, a mendié lorsqu’il était trop jeune pour gagner son pain. J’appartiens à une génération qui n’est pas encore passé par les livres. [...] Il faut que je vous rappelle qu’il est en moi des vérités plus impérieuses que celles que vous appelez « les vérités françaises ». Vous séparez les nationalités, c’est ainsi que vous différenciez le monde, moi je sépare les classes. [...] Nous avons été murés comme des pauvres et, parfois, lorsque la Vie entrait chez nous, elle portait un bâton. Nous n’avons eu comme ressource que de nous aimer les uns les autres. C’est pourquoi j’écris toujours plus tendre que ma tête ne le commande. Je crois être en France le premier d’une race de pauvres qui soit allée dans les lettres.  » (Lettre de remerciement à Maurice Barrès) [4].

Le paradoxe de l’intention de Philippe est peut-être d’avoir posé que produire une littérature émergente de la pauvreté de classe par un pauvre même pût le mener à la réussite littéraire, — ce qui était concevable et d’ailleurs eut lieu, — donc sociale, — ce qui, dans une société bourgeoise installée sur la répression des communards et en même temps culpabilisée par la misère, était peu probable concernant une littérature de l’échec, à laquelle seuls des dandys bourgeois ou aristocrates en rupture de banc qui s’y seraient livrés auraient pu d’aventure rencontrer les louanges de l’exception, part maudite de la classe dominante qui ne peut venir que du potlatch de son propre bien. D’où l’immense déception qu’il pût ressentir en 1906 à considérer l’échec de son œuvre Croquignole au Goncourt comme l’échec de sa vie, puisqu’il y avait attaché un projet de réussite sociale : échec pourtant logique concernant la vanité du consumérisme du parvenu d’origine misérable qui finit par se suicider. Seule la réussite bourgeoise de Croquignole comme représentation du progrès social aurait pu apporter à son auteur la gloire que connut Marie-Claire — un roman de la réussite, certes modeste mais réussite édifiante vu le parcours autobiographique de la protagoniste, qui pour sa réussite définitive sera couronnée par le genre féminin de la minorité bourgeoise en lutte pour son propre pouvoir. Le pire peut-être, c’est que Philippe se risquât dans une biographie fictive qu’il considérait probablement à travers sa connaissance de la « fanfarlo » comme ayant pu être la sienne, puisqu’il s’agissait de l’usage fulgurant d’une fortune imprévue, pourtant il ne connaissait pas l’argent de la jouissance et ne le connut pas, restant pauvre de ne pas avoir été lauréat du Goncourt. Il est passé dans la pure fiction, éventuellement fantasmatique plutôt que métaphorique, et c’est peut-être ici la trahison de son objet littéraire matérialiste, la bio-fiction de ce qu’il connaissait où l’auto-fiction, où il excellait, qui le fit perdre. Il se peut aussi que cette recherche nouvelle orientée vers une conception plus conventionnelle de la littérature romanesque, la fiction représentative, l’ait d’autant plus écarté de la pertinence créative de la biographie de son père, cumulant les autres raisons de ne pouvoir la conclure après la mort de ce dernier.

La seconde poupée russe de ce paradoxe, ou plutôt l’ironie du destin, est que Philippe ayant connu le succès et la vogue avec Bubu de Montparnasse mais pas l’argent ni la gloire d’un lauréat du Goncourt [5], voulant soudain passer à la grande littérature fictionnelle sur une position de classe comme ses prédécesseurs (pour ne citer que Zola), du coup déserte la littérature organique ; or ce qu’il a fondé auparavant demeure et se développe en dehors de lui, devenant profitable pour d’autres (cette influence traversera même l’œuvre de Gide). Aussi le double fond du paradoxe à propos de Marguerite Audoux n’est pas tant qu’elle réussît où il a échoué, quand elle obtient le Prix rival du Goncourt l’année suivant la mort de son ami, mais qu’au moment où il se pensa au-dessus de ce genre, même s’il venait d’échouer dans son expérience suivante, après avoir manqué le Goncourt en 2006, il se retrouvât dans la position du maître du genre déserté initiant une élève, quoique sans l’influencer formellement, en mettant simplement la première main du correcteur de l’orthographe et de la syntaxe sur le manuscrit de Marie-Claire, et qu’en cela il installât la victoire future de ce livre. A fortiori en inaugurant le suivi du manuscrit pour le rendre présentable par un intervenant de l’édition de la qualité littéraire et professionnelle d’un Valery-Larbaud, qui recopiera le tout proprement au moment où Philippe engagé dans une chronique pour la Presse n’a plus le temps de le faire, comme Marguerite Audoux souffrant alors de crises d’ophtalmie répétitives ne peut s’y lancer elle-même. Par là il assure son soutien qui suivra au-delà de sa mort. D’écrivain volontaire à écrivain institué (ce qu’il n’est pas encore et ne sera jamais, suite à ses mauvais choix de vouloir en vivre), il contribue personnellement au manuscrit de la réussite littéraire de son amie où lui-même a échoué de ne vouloir poursuivre. Outre la somme d’argent apportée par le Prix, elle vendra d’emblée plus de 100 000 exemplaires de son livre [6]. Où il était puissant de son invention littéraire, tout au contraire ayant voulu devenir un styliste institué pour gagner sa vie en tant qu’écrivain, en même temps qu’il pense progressiste de devoir se réinventer littérairement pour devenir socialement, il entre dans une contradiction de la réussite populaire avec le projet de réussite sociale de la littérature où les auteurs doivent reproduire leur œuvre en ce qui en a déjà plu. Tout au contraire de l’attente d’un bonheur social issu de la production de l’œuvre, c’est l’assignation tragique de l’auteur qui s’installe — ou se reproduit — dans sa migration sociale.

Il est aussi un romancier contemporain de la naissance du cinéma, inventant des structures de récit dynamique prémonitoires de l’écriture des images dans le récit filmique, qui organise la force émotionnelle originale, particulièrement puissante, de ses histoires. Tel le montage parallèle alors qu’il n’en existe pas encore au cinéma, à la fin de Bubu de Montparnasse, son roman générationnel. Ou le champ contre champ, et le rapport d’opposition entre le point de vue subjectif immergé et le point de vue objectif à distance, par exemple dans l’actualisation du viol de La chair de trois gueux, une des Quatre histoires du pauvre amour.

Donc un auteur de rythme et de mouvement conflictuels réalisant les pulsions sous la forme d’images antagoniques, plutôt que complémentaires, avec leurs oppositions (sentiments et désirs entre tendresse et violence, entre beauté et laideur), qui composent un récit dynamique par lui-même, arborescent, produisant la violence de la perception de l’écriture (non linéaire ni statique), le désir érotique, et parfois le choc, quand il s’agit d’immerger pour livrer la compréhension du pire. Ce qui fait conférer son style à un flux poétique.

Selon les œuvres, la littérature de Charles-Louis Philippe se présente soit comme une littérature populaire de l’existence inspirée et socialement violente, notamment la sexualité et la misère, ou bien la consommation forcenée du plaisir jusqu’à son épuisement et jusqu’au suicide (Croquignole), soit comme une littérature populiste iconique de la pauvreté qu’il connaît bien de l’intérieur, et dont il veut transmettre la beauté. Né dans un milieu pauvre il reste pauvre parmi ses amis artistes et écrivains, tous moins pauvres que lui et deux d’entre eux franchement riches, mais quant à lui sans profiter moindrement de leurs subsides, étant un homme socialement assumé, autonome et particulièrement intègre, — fierté de la pauvreté héritée de son père.

Charles-Louis Philippe est actif et influent dans la discussion littéraire de son temps et expert dans son réseau d’écriture. Pendant un moment il fréquente les mardi de Mallarmé, mais comme les poètes anarchistes et comme Gide, il combat autant l’idéalisme et le naturalisme que le symbolisme, et s’oppose sur le plan éditorial aux tendances du décadentisme et du pan-européanisme naissant, en lesquels à l’instar de ses amis il ressent une montée européenne des droites nationalistes. Critique des avant-gardes, en toute logique de son engagement contre les dogmes, il ne produit pas de théorie littéraire, en dépit de la référence de groupe qu’il partage comme leader d’opinion parmi ses plus grands amis, et avec lesquels il se retrouve en communauté « fraternelle » (qualitatif qu’ils donnent eux-mêmes à leur groupe), chaque week end, de 1904 à 1907, dans une maison en location à Carnetin, village rural donnant son nom au groupe pour ceux qui veulent les désigner ensemble, perché sur un coteau dans la vallée de la Marne, près de Lagny, petite ville reliée à Paris par le chemin de fer.

Il est reconnu par les personnalités littéraires qui lui sont contemporaines, parmi lesquelles au fil des années, René Ghil, Henri Ghéon, Marcel Schwob (son voisin insulaire malade, au serviteur chinois), Léon Werth, Elie Faure, Octave Mirbeau, Valéry Larbaud, Léon-Paul Fargue — alors hésitant encore entre les arts plastiques et l’écriture, avec son ami le designer Francis Jourdain, — ou André Gide, avec lequel il fonde la seconde Nouvelle Revue Française ; et dans un cercle élargi, des écrivains comme le poète Francis Jammes, ou le dramaturge Paul Claudel. Et au-delà de l’hexagone des gens qui en sont familiers comme Louis Lumet, T. S. Eliot, Georg Lukács et d’autres, plus tard.

Charles-Louis Philippe est un auteur culte anti-académique, un écrivain populaire mais encore un écrivain pour écrivains et pour artistes et un élitiste de l’engagement matérialiste du style rapporté au sujet social. Il est considéré comme un initiateur avisé dans la lecture critique de ses contemporains, à travers le réseau de ses rencontres électives et de ceux qui le recherchent à cause de ses œuvres contrastées, comme le dira plus tard Léon-Paul Fargue, évoquant son aventure avec Francis Jourdain dans la grande ville, pour trouver l’auteur qui avait pu écrire à la fois La mère et l’enfant et Bubu de Montparnasse (s’agissant du trottoir et de la syphilis)... Finalement, les deux amis trouvent leur homme dans une crèmerie de l’Ile Saint Louis, où ce dernier, ne disposant pas de quoi cuisiner chez lui, une chambre inconfortable et humide, à l’entresol d’un immeuble, quai de Bourbon, tient une ardoise. Ils deviennent inséparables et s’engageront ensemble dans la location d’une maison de campagne à Carnetin, avec l’épouse de Francis Jourdain, Agathe, designer de vêtements, et Émilie Millerand dite Mélie, une femme athlétique et joyeuse, blanchisseuse et femme de ménage de son état et mère d’une petite fille que Charles-Louis surnomme Quasie... Le lieu et la maison disponible ont été trouvés par Michel Yell, qui les y rejoint souvent en compagnie de son amour, Marguerite Audoux.

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Charles-Louis Philippe et sa compagne Emilie Millerand dite Mélie, (probablement lors d’un week end à Carnetin — entre 1904 et 1907) Source : Fonds patrimonial Charles-Louis Philippe
Médiathèque Valey-Larbaud, Vichy.


Au début de 1908, le statut familial et amoureux de chacun a changé, notamment les Jourdain ayant leur premier enfant [7] veulent acheter une maison, et la vie de Philippe s’est compliquée d’un devoir de visite mensuel dans l’Allier pour aller voir sa mère, veuve depuis l’année précédente, ainsi que de l’influence néfaste d’un voisin dandy de mauvais conseil, chez lequel Mélie fait du ménage, ce qui ne peut la rendre respectable en compagne d’un ami, aux yeux de ce faux ami cynique, qu’est le brillant Alain Salmon [8]. Philippe a secrètement engagé une liaison avec une autre femme, mariée, rencontrée auprès des Jourdain. Il se sépare d’Émilie Millerand à la fin de 1908. De sorte qu’il habite seul désormais. Ces conditions conviennent à recevoir sa mère pour laquelle, à l’égal de Salmon mais pour d’autres raisons, le statut de Mélie lui rappelant sa propre jeunesse n’envoie pas le signe de la réussite sociale attendue pour son fils. Aussi, le groupe de Carnetin ayant perdu ses libertés respectives et en commun rend la maison à son propriétaire, le compositeur Claude Terrasse.

Claude Terrasse, ami du directeur du Mercure de France, Alfred Valette et de son épouse Rachilde, et partenaire artistique du déjà regretté Alfred Jarry (mort en 1907), pour la création musicale attribuée à la première représentation d’Ubu Roi, dans le théâtre de marionnette pour adultes du compositeur même, le Théâtre des pantins, le 20 janvier 1898 [9].

Contrairement à Anna de Noailles qui enverra ses félicitations à Philippe pour son dernier roman achevé ,Corquignole, Rachilde trouvera l’ouvrage trop brutal et trop cru, et au grand dam du soutien inconditionnel de Mirabeau à Philippe, pour la seconde fois, ce livre ultime ne remportera pas le Goncourt, en 1906.

Les pages tournent. Le groupe se sépare dans les méandres de chaque destin, du moins il ne se fréquente plus régulièrement à Paris, comme avant Carnetin. D’autant plus que la mère de Philippe, depuis la mort de son mari, veille sur les économies de son fils, et profite de venir passer de longs moments chez lui, durant les hivers, pour faire de l’ingérence dans la vie de ce dernier. Pensant à tort le protéger elle exerce des pressions contre son mode d’existence personnel et social, parmi lesquelles la concierge de l’immeuble où il vit, devenue son informatrice orientée sur les allées et venues des visiteurs et visiteuses du troisième étage, quand elle est de retour chez elle, dans le Bourbonnais, n’est pas la moindre qui pèse sur lui. Elle ne comprend pas la personnalité ni l’importance de l’activité en réseau de Philippe, et les attribue à tort à l’entretien de nombreuses maîtresses, les maîtresses de ses amis inclus, et à la débauche. Ce qui oblige Philippe à cloisonner sa vie et l’isole, redoublant la division de sa vie privée due à sa nouvelle maîtresse, l’épouse d’un peintre connu, pour le respect personnel et mondain desquels il doit cacher cette relation.

Au début de 1909, Mélie, livrée à la maladie, meurt de désespoir. C’est un signe catastrophique pour Philippe, qui a déjà souffert de culpabilité à la mort de son père, dont il avait commencé la bio-fiction de son vivant, contre le gré de sa mère, et que sous le titre de Charles Blanchard, il ne parvient ni ne parviendra à achever. Il se rend chez un chapelier qui lui offre un chapeau, et Philippe lui répond que ce sera le dernier.

Charles-Louis Philippe meurt quelques mois après, aussi prématurément que son ancienne compagne puisqu’il a alors 35 ans, le 21 décembre 1909, d’une méningite probablement syphilitique venue compliquer une fièvre typhoïde (qu’il pense avoir contractée en mangeant des huitres), désespéré par son second échec au Goncourt, qui aurait pu lui apporter du confort et surtout d’interrompre enfin son emploi, pour réaliser un voyage. Tous ses amis reviendront auprès de lui, peu avant ou juste après le moment de sa mort, au moment même où commence la grande crue de la Seine. de 1910 [10]

Tout jeune enfant, il avait souffert d’une tuberculose osseuse héritée de sa jeune demi-sœur, peu de temps avant qu’elle n’en perdît la vie. La maladie lui avait atteint la mâchoire et après une intervention chirurgicale, par un médecin-dentiste insuffisamment compétent, il avait gardé le visage déformé. À cause des séquelles de l’intervention, le traitement allié à l’absence d’alimentation normale et les carences trop longtemps prolongés avaient limité sa croissance : il était resté très petit, mais sans être « contrefait » — disait Gide, pour éloigner toute comparaison avec Toulouse-Lautrec, qu’un des frères Natanson fondateurs de La revue Blanche avait pourtant rapproché de Philippe, dans une sublimation de leur génie évoquant les nains de Velasquez. Ce qui ne porta pas d’ombrage à sa force de séduction amoureuse auprès des femmes.

Après la mort de Philippe, c’est Valéry Larbaud, grâce à Léon-Paul Fargue devenu son proche ami, qui reprend à sa charge l’aide économique nécessaire pour l’éducation scolaire de Quasie, la fille orpheline de Mélie, avec lesquelles Charles-Louis Philippe avait partagé les quelques années heureuses de sa vie.

(A. G. C.)


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Voir en ligne : Dossier Charles-Louis Philippe, La RdR

P.-S.

En Logo, le portrait de Charles-Louis Philippe dessiné et dédicacé par Grandjouan (extrait de Livre en blog, Charles-Louis PHILIPPE par Elie FAURE)

Notes

[1] « Georg Lukács et Charles-Louis Philippe : l’énigme de Thomas Mann », traduction d’après Judith T Marcus, dans La revue des ressources, nov. 2012. on peut lire aussi dans la même revue l’article corrélatif « La connexion Thomas Mann Charles-Louis Philippe, une lecture des observations de Judith Marcus » d’Aliette G. Certhoux, (juin. 2015).

[2] En 1895, Octave Mirbeau a écrit de façon précise sur le génie de l’écrivain norvégien Knut Hamsun (futur Nobel de Littérature : en 1920), l’opposant à la médiocrité de Auguste Strindberg qu’il estime devoir dire brièvement en introduction. Cet article se trouve dans la recension posthume de ses textes sur les auteurs, Les écrivains, publiée sous ce titre en 1926, aux éditions Flammarion, article aujourd’hui librement accessible en wikisource - suivre le lien.

[3] Il s’agit d’une référence à une petite nouvelle que Fargue a écrite à propos d’une femme qu’il a rencontrée, rue Lepic, et qu’il trouve sans doute surpassée par le roman de Charles-Louis Philippe, quand il le lit — du moins à entendre la suite de la lettre, où il raconte comment sans délai il va faire découvrir ce roman à son ami Henry Jean-Marie Levet, diplomate et poète signé Henry Levey, et à Francis Jourdain qui les rejoint : « [... ] Et nous voilà trois enthousiastes à lire à haute voix Bubu de Montaparnasse. [...] ». Cette citation et son complément sont extraits d’une lettre manuscrite de Léon-Paul Fargue retrouvée en l’état parcellaire de deux pages numérotées 5 et 6, dont la page 5 commence par le mot « mystiques », sans majuscule, comme au milieu d’une phrase. (Louise Rypko Schub ; Léon-Paul Fargue, col. Histoire des Idées et Critique littéraire, éd. Droz, Genève, 1973 ; p. 86, note 64).

[4] Cet extrait permet de comprendre le projet de littérature organique engagée de Philippe, et en même temps de préciser en quoi consistent ses relations sociales avec d’autres éthiques de classe que la sienne, c’est-à-dire la politesse sans fusion ni effusion. Il s’agit à la fois de remercier Maurice Barrès, éminent nationaliste, qui a pu l’aider en lui faisant attribuer son emploi auprès de la Préfecture de la Seine, — ce qui lui assurera une ressource de base jusqu’à la fin de sa vie, — et de manifester une position de classe à l’égide de laquelle il accepte cette aide et en remercie, mais sans s’abuser sur sa condition propre ni sur l’opposition sociale des visions politiques, et en définissant la sienne il manifeste son autonomie par rapport à son protecteur, pour être également clair sur son insoumission à l’idéologie nationaliste.

[5] Le premier Prix Goncourt, « le meilleur ouvrage d’imagination en prose, paru dans l’année » s’agissant presque exclusivement de roman, a été décerné en 1903 pour Force ennemie, de John-Antoine Nau, auteur quasiment inconnu aujourd’hui si ce n’était cité pour son Prix.

[6] Le Prix Vie Heureuse a été fondé par la femme de Lettres et poétesse Anna de Noailles, rédactrice en chef de la revue éponyme qui fusionnera avec la revue Femina, et 22 collaboratrices parmi lesquelles Julia Daudet et Judith Gautier, soucieuses de donner un jury de femmes pour un Prix prestigieux équivalent du Goncourt, qui tient un jury masculin ; depuis la fondation en 1904, ce prix est alors traditionnellement attribué à l’hôtel Crillon le premier mercredi de novembre, quelques jours avant la tenue du Goncourt, auquel il peut donc couper la route, tant que l’un n’exige pas l’exclusivité de son inscription — seulement celle de la réussite. Sur le Prix, Femina, lire la recension historique de Sylvie Ducas, Le prix Femina : la consécration littéraire au féminin, in Revue Recherches féministes, Vol. 16, n° 1, 2003, p. 43-95.

[7] Francis et Agathe Jourdain ont donné à leur fils le prénom composé de l’ensemble du prénom et du nom de Charles-Louis Philippe : Charles-Louis-Philippe. Il existe des photographies en ville de l’auteur avec l’enfant et son père.

[8] D’ailleurs dans ses Souvenirs sans fin, André Salmon saluant Charles-Louis Philippe en l’attribuant du titre Le romancier des humbles ne témoignera pas d’une vision aigüe de Charles-Louis Philippe ni de la force de son écriture, versant plutôt dans l’évocation anecdotique et spectaculaire. Heureusement Fargue, Gide, Jourdain, et tous les autres sont là pour le transmettre autrement.

[9] Voir la note biographique sur Claude Terrasse dans un des sites français qui lui sont dédiés.

[10] Dans l’opus 14, numéro spécial de la Nouvelle Revue française rendant hommage à Charles-Louis Philippe, en 1910, Marguerite Audoux qui se trouvait au chevet de son ami au moment où il « rendit l’âme », évoque des souvenirs partagés avec Michel Yell, alors son compagnon de vie, notamment la relation épisodique mais fidèle de Philippe avec Marthe, jeune prostituée qui inspira Berthe, le personnage féminin de Bubu de Montparnasse, et qu’il continua de protéger contre la violence de son proxénète jusqu’à l’aider à fuir définitivement de Paris, grâce au concours de ses amis. Elle évoque alors la nouvelle amie de Philippe, à la même époque, Marie Donadieu, qui à son tour inspirera un livre, puis les promenades dominicales des trois amis en forêt de Fontainebleau et la magnanimité de Philippe devant un bébé vipère. Enfin, elle raconte les derniers instants de son ami à l’hôpital Velpeau. Son texte s’intitule Souvenirs (suivre le lien de l’article dans La RdR).

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