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#OlivierHadouchi Mario Handler 2/2 : Deux conversations / Two Conversations

mardi 30 avril 2013, par Mario Handler, Olivier Hadouchi

S’il a existé dans la postmodernité de l’Amérique latine liberticide et paramilitaire, aux pactes parlementaires antisociaux sous la forme de la guerre déclarée... un pays où la lutte armée eut lieu par nécessité de son propre peuple en quête de restaurer ses libertés confisquées, déniées par l’interdiction des partis de gauche et de centre gauche avant même la dictature, dans une situation économique désastreuse : c’est bien l’Uruguay [1].

Ces conversations, à Berlin [2] et à Paris, composent le second volet de l’hommage au cinéaste uruguayen Mario Handler, par Olivier Hadouchi. La préface est constituée en un premier volet sous le titre :

#OlivierHadouchi Mario Handler 1/2 : Présentation / Introduction
(suivre le lien)

- Sommaire / Contents
Cliquer sur les titres / Click on titles [3]

(1) Retour sur le film et « À Prague » (En Praga)...
(2) Carlos, ciné-portrait d’un vagabond à Montevideo
(3) Filmographie de Mario Handler
(4) Bibliographie


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Mario Handler à Berlin
Photo © Olivier Hadouchi (juillet 2012)


Les entretiens se sont déroulés à Paris en mars 2012 — j’avais programmé un film de Mario Handler dans mon cycle « Éclats et soubresauts d’Amérique latine » pour Le BAL, le cinéaste était venu présenter J’aime les étudiants, — et à Berlin, en juillet 2012. » (O. H.)


(1)
Retour sur le film et « À Prague » En Praga ...


Olivier Hadouchi : En Praga (À Prague) est-il votre premier film ?

Mario Handler : Non, j’avais déjà tourné quelques court-métrages et je possédais déjà une certaine expérience dans le domaine du cinéma scientifique et de la photographie. En plus, j’étais devenu une sorte de star du reportage photographique pour le principal hebdomadaire uruguayen. Dès qu’un film sortait, j’allais le voir, car j’étais très cinéphile à l’époque. L’un de mes premiers films était assez formaliste, j’avais souhaité m’intéresser aux balcons de la ville de Montevideo [4]. À un moment donné, j’étais sous un balcon pour faire des prises de vue avec ma caméra, et je remarquai qu’autour de moi, dans la rue, tout le monde riait. Je me suis demandé ce qui se passait, ce qu’il y avait de drôle. Avant d’apprendre que le balcon que je filmais était celui d’un bordel.

O. H. : Vous avez étudié à la FAMU, la célèbre école de cinéma de Prague (dans l’ancienne Tchécoslovaquie) vers 1964-1965 et réalisé En Praga à cette occasion ?

M. H. : En fait, j’ai effectué un stage dans cette école fameuse, la FAMU. Tu connais la FAMU ? A ce moment-là — dans les années 1960, — elle était considérée comme la meilleure école de cinéma au monde. Le cinéma tchécoslovaque gagnait de très nombreux prix dans les festivals. Avec, par exemple : Kadár [5] et Klos [6]. Donc j’ai demandé à être reçu par le directeur de la FAMU et on m’a introduit auprès d’un professeur de montage. J’avais ma caméra Bolex, offerte par mon père, et j’ai fait des propositions de films, qui furent acceptées avec enthousiasme par les Pragois. On m’a confié de la pellicule, et j’ai pu avoir accès au laboratoire de Barrandov [7]. Ce séjour à Prague, je l’ai effectué dans le contexte d’un long voyage en Europe cadré par mes études scientifiques. Durant ce long voyage en Europe, j’ai pu visiter plusieurs pays, et j’ai assisté à de nombreux séminaires à l’Institut Scientifique de Göttingen en Allemagne, à celui d’Utrecht en Hollande, et à celui de Prague. C’est à Prague que j’ai pris la décision de renoncer au cinéma scientifique pour devenir un cinéaste tout court, c’est là-bas que j’ai pris conscience de cela.

O. H. : C’est pour cela que vous avez voulu étudier à la FAMU ?

M. H. : Durant mon stage à la FAMU, je m’étais lié d’amitié avec un réalisateur slovaque, Bruno Šefranka [8], et j’ai découvert les premiers films de Miloš Forman. Nous étions dans une période de changement — pendant le printemps de Prague. Forman avait tourné des documentaires sur lui-même, je me suis entretenu avec lui, par l’intermédiaire d’une interprète — et je m’étais aussi entretenu avec Jiří Menzel [9], qui a obtenu l’Oscar juste après. Toute l’école tchécoslovaque était très talentueuse, très brillante, mais je voulais faire mon propre film [10].

O. H. : Tourner votre propre film : « À Prague » (En Praga). C’était un court-métrage ?

M. H. : En Praga dure 16 minutes, et on m’a aidé pour le montage et pour le son. Le film avait été tourné en muet, la qualité du développement a été formidable — pas celle du son ajouté. Pour moi ce film était une manière de me positionner par rapport à l’Europe. À vrai dire je trouvais que l’Europe était fossilisée. J’avais pu connaître Paris, Budapest, Venise, Padoue et d’autres villes encore. Mais je trouvais que l’ensemble de ces villes, et l’Europe entière, étaient fossilisées, même si Prague m’apparaissait comme la plus belle ville du monde. Je voulais faire un film sur l’Europe. Un film contre l’Europe, un peu méchant et angoissé aussi. Si tu veux, c’était le sentiment petit-bourgeois de l’angoisse, car je n’étais pas un exilé en Europe, avec des gestions du genre : qu’est-ce que je veux faire de ma vie ? Qu’en est-il de l’amour, de l’art et de la littérature ? La première projection de mon film sur Prague s’est déroulée en présence des Latino-américains présents dans la capitale tchécoslovaque, dont certains étaient membres du parti communiste de leurs pays respectifs, d’autres non. Mon film n’était pas anti-communiste, ce n’était pas mon but, même si j’avais remarqué que le système communiste s’appuyait sur certains mensonges — je veux dire quelque chose qui ne correspondait pas à la réalité. En Praga était avant tout un portrait de ville. Lors de cette première projection, presque tous les Latino-américains présents ont apprécié le film. L’un des plus enthousiastes était le cinéaste cubain Octavio Cortázar, qui ensuite est devenu un très bon ami. Seuls les communistes colombiens — qui étaient très staliniens — et quelques bureaucrates tchèques m’ont critiqué, en disant que je ne montrais pas le monde comme il fallait, parce que je ne prenais pas assez en compte la vision matérialiste, marxiste-léniniste... bref, que mon film n’était pas assez marxiste, raté du point vue social et politique. Mais tous s’accordaient à dire que l’image était très bien. Avec ce film, j’ai tourné pour la première fois en négatif. Mes films précédents avaient été tournés en pellicule inversible. Et comme j’avais l’appui du chef du laboratoire de la FAMU, j’ai pu repartir avec des copies de mon film. Au moment de passer la douane, j’ai eu peur qu’on ne m’empêche d’emmener les bobines, mais j’ai pu passer sans problème.

O. H.  : Votre film tourné à Prague a-t-il été montré en dehors de — l’ancienne — Tchécoslovaquie, en Uruguay ou ailleurs ?

M. H. : Oui, il a bénéficié de quelques projections en Uruguay et même en France. En revenant de Prague j’étais passé par Paris, où j’ai connu Henri Langlois et Lotte Eisner. Je me souviens de l’enthousiasme extraordinaire de Langlois, lorsque je discutai avec Lotte Eisner, il venait de récupérer les bobines d’un film et j’ai vu son regard s’illuminer. Il a tellement fait pour le cinéma. C’était quelqu’un de très ouvert, il a projeté mon petit film tourné à Prague, c’était urgent de le faire car je devais m’en aller, quitter l’Europe et repartir vers l’Amérique latine. J’ai beaucoup appris en fréquentant la Cinémathèque Française durant quelques jours. C’était un lieu incroyable, c’était vraiment une université du cinéma. Par exemple, un jour, la veuve de Robert Flaherty avait été invitée par Langlois. J’étais présent, elle montra d’abord les rushs du film de son mari disparu, durant environ une heure, puis la version finalisée… Truffaut, Godard… toute la Nouvelle Vague était là. Et cela dura environ six jours : c’était formidable ! Après ce passage par Paris, j’ai attendu trois jours à Lisbonne, dans une pension où on mangeait très bien ; ensuite, j’ai découvert cette ville magnifique avant de prendre le bateau pour rentrer en Amérique latine. J’aimerais beaucoup refaire le voyage de l’Europe vers l’Uruguay en bateau. Durant la traversée en bateau, j’ai eu le temps d’étudier, de parler politique avec les fascistes ou les gauchistes qui effectuaient la traversée. Et comme c’était un bateau argentin, la nourriture était aussi excellente. Le problème de poids des affaires embarquées ne se posait pas : on pouvait même transporter un piano si l’on voulait. J’ai vraiment eu le temps de réfléchir — la traversée en bateau a duré dix-sept jours, — j’ai pensé à une meilleure façon d’établir une politique générale du cinéma uruguayen, pour le renouveler profondément.

O. H. : Vous commenciez à établir des projets, à penser à vos propres films ?

M. H. : Un ami, qui est devenu le premier doyen, le fondateur de la faculté des sciences de Montevideo, m’avait dit : « Mario, il faut faire ! Agir, tout simplement, passer à l’acte. » Encore une petite anecdote à propos d’En Praga. En Uruguay, les étudiants d’architecture effectuaient un séjour en Europe pour se former et apprendre leur futur métier. J’avais filmé un étudiant uruguayen qui se promenait avec une très jolie Tchèque, en effectuant un mouvement que nous appelions alors entre nous un « travelling chinois » (Mario Handler fait le geste d’un cercle, aujourd’hui on parlerait de « travelling circulaire ») [11]), en demi-cercle [12]. C’était juste une petite scène, avant la partie où il y a un train. En sachant que je l’avais filmé durant son séjour pragois, ce jeune étudiant a décidé d’organiser une séance privée avec ses amis, sa famille et sa belle-famille, et sa fiancée uruguayenne. Mais la projection donna lieu à un scandale car dans le film, on le voyait avec une Tchèque, une autre que sa fiancée uruguayenne qui l’avait attendu au pays pendant qu’il était censé étudier à Prague. Tu sais, un film, cela provoque parfois des choses fortes, et le documentaire encore plus. Enfin, c’est sans doute trop [en dire], pour un petit film de jeunesse comme En Praga.

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Carlos Carlos, cine-retrato (1965)
© Mario Handler


(2)
« Carlos, ciné-portrait d’un vagabond à Montevideo » Carlos, cine-retrato de un “caminante” en Montevideo


Olivier Hadouchi  : Ensuite, vous avez tourné un film consacré à un vagabond errant dans les rues de Montevideo, nommé Carlos.

Mario Handler : Avec ma caméra, j’aime filmer avec beaucoup de sensibilité, trouver le bon point de vue, choisir l’objectif exact, le mieux approprié. Je m’installe en silence, j’attends que la situation se développe tandis que je tourne. Je déteste filmer le monde de manière froide et désincarnée. Le problème est artistique. Un jour, j’avais assisté à un colloque encyclopédique à l’université de Göttingen autour du cinéma scientifique et ethnologique. Il y avait des modules, des séminaires du type : « films sur les animaux », « peuples primitifs », « chamanisme », « chasse et pêche »... Mais tout cela était divisé et ne prenait pas en compte l’ensemble de la société et de la vie en société. Soudain, un Hollandais est intervenu, il avait rapporté ses images d’Aborigènes en Australie, je crois. Nous parlait d’un sculpteur nommé Mati Mos, un sculpteur du bois qui était en même temps un sorcier, un élément important pour sa communauté. Chez nous un sculpteur c’est un artiste ou un artisan, tandis que chez eux, sculpter c’était aussi créer des objets religieux. Tout était combiné. Les Allemands présents au colloque n’approuvaient pas le point de vue du cinéaste hollandais, mais je dois dire que je l’avais trouvé très pertinent. La projection du film a été suivie d’une discussion qui m’a beaucoup apporté. J’ai réfléchi et j’ai pensé que le film devait s’efforcer de montrer l’intégralité d’une vie humaine, avec non seulement le parcours d’un individu, mais aussi ses rapports avec les autres. Il fallait montrer la vie de l’individu et d’une société à travers ses multiples dimensions. En tournant Carlos, cine-retrato de un “caminante” en Montevideo (Portrait cinématographique d’un vagabond à Montevideo) en 1965, j’ai cherché à montrer les différentes facettes de la vie d’un individu (un clochard, un vagabond) et d’une société. Et je voulais aussi montrer les transactions commerciales dans mon film. Dans les telenovelas, on ne les montre jamais, on se focalise sur les sentiments, or il me paraissait important de montrer la circulation d’argent via les transactions commerciales, car l’aspect matériel est un élément important de la vie en société. Carlos me fascinait, quand tu l’écoutais, il parlait un espagnol très digne, ne s’exprimait pas en argot. En français, on aurait entendu « bosser, boulonner, turbiner » au lieu de « travailler ». Et je me souviens qu’un professeur de l’Alliance française de Montevideo avait effectué une excellente traduction des paroles prononcées par Carlos dans le film. Hélas, elle a été perdue pendant la dictature, durant mon exil. Ma mère a dû jeter les feuilles de cette traduction, avec bien d’autres documents. Nous étions en pleine dictature, je ne pouvais donc rentrer récupérer mes affaires. En plus, elle a déménagé durant cette période, elle avait plus de 90 ans.

O. H. : Que pensez de ce film, plusieurs décennies après ?

M. H. : J’aime beaucoup la séquence où Carlos et son couple d’amis mangent ensemble. Ils se partagent uniquement un plat de pâtes et un peu de vin, mais ils mangent comme si c’était un festin royal. Leurs gestes sont attentionnés, ils se passent délicatement la cuillère dont ils disposent pour pouvoir manger. L’ami de Carlos présent dans la séquence m’avait dit : c’est comme quand on joue au truco (le jeu national), il faut battre les cartes d’une certaine manière, de la bonne façon. Et j’apprécie aussi la scène où Carlos se rase, avec des gestes toujours minutieux et très précis. D’une manière générale, Carlos se comporte toujours dignement, même dans des circonstances difficiles.

O. H. : Vous avez voulu souligner la dignité de Carlos ?

M. H. : Oui, Carlos était très digne. Il n’a jamais eu de patrimoine, ni une quelconque propriété. Il vivait selon un idéal presque anarchiste, pas communiste mais anarchiste. Il était capable de vivre au jour le jour. Le département « costume » du film était très actif : comme tu le vois, Carlos changeait souvent de vêtements. En fait, il utilisait des habits déjà portés qui avaient été jetés ou donnés, et qui s’usaient très vite. C’est pour cela qu’il change régulièrement de veste et de pantalon.

O. H.  : Comment s’est déroulé le tournage de « Carlos, portrait d’un vagabond » ?

M. H.  : Je ne lui disais jamais quand on allait se revoir, quand j’allais revenir. Une fois j’ai décidé de passer toute la journée et toute la nuit avec lui sans parler. J’étais devenu transparent. Et il ne me regardait plus. C’était comme l’acteur habitué à ne pas regarder la caméra, la même chose. Il me parlait, je ne répondais pas, je l’accompagnais. Ce n’était un sacrifice mais seulement du travail. Parfois, j’avais peur, car j’utilisais une magnifique caméra avec moteur électrique : l’Arriflex de l’Institut scientifique où je travaillais. La Bolex ne me donnait que 25 secondes, j’avais donc opté pour l’Arriflex. Tu sais, ma génération s’est très vite habituée à ne pas trop filmer. Même en vidéo, je ne tourne pas trop. Des jeunes croient qu’en filmant beaucoup on obtient de la qualité ; ce n’est pas vrai du tout. Sinon, j’ai tourné ce film en muet. Tu sais que l’image est une chose incroyable. Quand on filme, on a tendance à se laisser guider par le son, mais quand on filme en muet, mon dieu, comme il est difficile de trouver l’expressivité ! C’est très difficile. De temps en temps, il faut revoir les films muets.

O. H. : Le film a-t-il été bien reçu ?

M. H. : L’accueil du film a été excellent. Pas seulement en Uruguay. Au Brésil, il a énormément circulé par l’intermédiaire du réseau des ciné-clubs, et il a eu énormément de succès. Je n’ai rien touché sur ces projections au Brésil, mais j’ai appris qu’il avait eu un gros impact dans ce pays. Ensuite, j’ai voulu travailler avec mon compatriote Ugo Ulive qui revenait d’un long séjour à Cuba où il avait collaboré avec Tomás Gutiérrez Alea pour Las doce sillas (Les douze chaises), réalisé un long-métrage nommé Crónica cubana (Chronique cubaine) et avait eu un rôle important dans le théâtre.

O. H. : Avant de partir à Cuba, Ugo Ulive avait tourné Un vinten pa’l Judas et Como el Uruguay no hay.

M. H. : J’étais assistant sur le tournage de Como el Uruguay no hay, une satire politique de l’Uruguay de cette époque. Quant à Un vinten pa’l Judas, le film a été perdu, il en reste juste une ou deux photographies. Mais j’ai en mémoire la musique du film. Je la siffle des fois, car je ne veux pas qu’elle se perde. Je n’ai pas la mémoire de la poésie mais de la musique.

O. H. : C’est avec Ugo Ulive que vous avez co-réalisé Elecciones (Élections) en 1967.

M. H. : Aujourd’hui, Electionnes continue de me plaire et la presse ou les historiens du cinéma uruguayens continent de le plébisciter parmi les meilleures réalisations du pays. Le film a provoqué un scandale ici, l’écrivain Mario Benedetti a écrit une critique très élogieuse après l’avoir découvert en salle, Gerardo Gatti aussi, c’était un anarchiste très connu en Uruguay.

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Me gustan los estudiantes (1968)
© Mario Handler


O. H. : Vous cherchiez l’expressivité ?

M. H. : Je voulais me dégager de la photographie propre au journaliste-reporter. Dans Me gustan los estudiantes, je prends le point de vue contraire. Des fois, je filme du point de vue des étudiants, et d’autres fois, je suis derrière la police. Le journaliste reporter était derrière en général, du côté de la police, ce n’était donc pas normal de filmer de l’autre côté. J’ai reçu les pierres, et j’ai filmé le premier tir (de la police) qu’on a vu dans le cinéma uruguayen. Je voulais aussi montrer des choses avec humour. Le tuyau percé du pompier et l’eau qui gicle… Les étudiants qui renvoient les gaz lacrymogènes. L’humour, pour moi, c’est très important. Et pour le monde aussi, n’est-ce pas ?

O. H. : La violente manifestation s’est-elle déroulée le jour même de la visite du président des États-Unis, Lyndon B. Johnson ?

M. H.  : J’ai filmé les séquences de la visite de Johnson et celles des manifestations en simultané, mais en réalité, elles ne sont pas déroulées au même moment. J’ai d’abord filmé la manifestation des étudiants, qui s’était déroulée une semaine avant la visite de Johnson. Ensuite, j’avais assisté à la conférence des chefs d’État. Je suis très fier du moment où l’on voit le visage des agents des services secrets et celui de Johnson.

O. H. : C’est vous qui avez filmé la conférence des chefs d’État et la visite de Lyndon B. Johnson ? Il n’y a pas d’images d’archives ?

M. H. : Non pas du tout. Aucune image d’archive. J’ai filmé personnellement les images que l’on peut voir dans Me gustan los estudiantes (J’aime les étudiants). Tout est à moi, à 100 %, j’ai tout filmé moi-même. Personnellement. Et je dois dire que je suis très fier de l’avoir fait. Le recours à des images d’archives ne m’intéressait absolument pas à cette époque.

O. H.  : Vous vouliez créer vos propres images ?

M. H. : Bien sûr. D’ailleurs, dans Decile a Mario que no vuelva (Dis à Mario qu’il ne rentre pas), mon film consacré à la dictature, qui date de plusieurs décennies après Me gustan los estudiantes, j’ai utilisé quelques images d’archives, mais toujours de façon justifiée. Certains collègues cinéastes aiment prendre et utiliser des archives récupérées un peu partout, je n’ai jamais aimé faire ça. Ce qui est amusant, c’est de voir que des manifestants apparaissant dans Me gustan los estudiantes sont devenus des gens importants ensuite. On remarque par exemple le futur président du syndicat des médecins.

O. H. : Plusieurs personnes ont collaboré à Liber Arce, Liberarse (Liber Arce, Se Libérer) ?

M. H. : Je voulais essayer de répandre le cinéma à ce moment-là, non pas pour mettre en place une sorte de collectivisation, mais afin de trouver des alliés, des personnes qui filment des documentaires axés sur le changement social. Je donne un exemple. Lors du lancement du ciné-club de l’hebdomadaire Marcha, qui allait devenir la Cinémathèque du tiers-monde, on mettait un affiche disant que j’allais venir présenter la séance. 80 personnes venaient et après, sur ce nombre, 20 personnes rejoignaient la Cinémathèque du tiers-monde, qui n’était pas une cinémathèque classique, mais un espace de production et de distribution. Je voulais ouvrir le champ du cinéma. Pour moi c’était une question politique, je pensais qu’il fallait à tout prix adopter une politique cinématographique offensive. C’est pour cela que nous avons fondé la Cinémathèque du tiers-monde avec plusieurs camarades. Et j’ai invité au moins deux communistes pour tenir la caméra de Liber Arce, Liberarse : Marcos Fanchero et Miguel Castro ; car je n’aimais pas le sectarisme. J’essayais de faire en sorte que la Cinémathèque continue de pencher du côté des Tupamaros, mais sans sectarisme. Les communistes étaient souvent peu intéressants dans le domaine de l’art et du cinéma, car ils devaient rendre des comptes à des sortes de commissaires politiques qui surveillaient leurs travaux. Or l’artiste doit avoir une indépendance et liberté complètes, sinon on ne peut pas travailler dans de bonnes conditions et faire quelque chose d’intéressant.

O. H. : Vous évoquez les Tupamaros. Certains observateurs ont déclaré que leur activisme avait favorisé le coup d’État militaire et créé les conditions pour la dictature qui s’est abattue sur le pays pendant plusieurs années. Qu’en pensez-vous ?

M. H.  : Je ne suis pas d’accord. C’est « la théorie des deux démons », qui a été copiée sur l’Argentine. La dictature est le produit d’une évolution historique, c’est tout [13]. Après, on peut dire que des erreurs ont été commises par les Tupamaros. La police était infiltrée, dominée par les Tupamaros, mais il restait à régler la question de l’armée. Or les forces armées attendaient le moment pour prendre le pouvoir et résoudre la situation à leur profit, comme eux l’entendaient. Au début, c’était un mouvement qui développait des actions de type « Robin des bois ». Après, le mouvement a été traversé de clivages. C’est le clivage classique entre la prédominance du militaire ou du politique dans les mouvements révolutionnaires armés. Les communistes et d’autres parties parvenaient à avancer auprès des masses, tandis qu’à un moment donné, les Tupamaros ont eu du mal à avancer parce que c’était un mouvement clandestin. Les Tupamaros étaient un peu freinés et vers 1972... Après avril 1972, j’étais encore en liberté, mais beaucoup de militants tels que Mauricio Rosencof (qui était mon chef de cellule) [14] ou Eduardo Terra, de la Cinémathèque du tiers-monde, étaient déjà emprisonnés. En novembre 1972, je me suis dit que c’était un miracle si je n’étais pas encore été arrêté. Certains camarades ont ressenti une sorte de pulsion de sacrifice et de mort, comme un vertige. Il y avait une espèce de culte du martyr, qui était une sorte de marche vers le suicide. C’était une idiotie naturellement, mais je dois dire qu’un nombre important de camarades éprouvaient ce sentiment. Pas seulement en Uruguay, dans des pays comme l’Argentine, cette sensibilité était présente. Pourtant, regarde : Fidel Castro, Ho Chi Minh ou Lénine n’ont jamais agi de cette manière, d’autant plus que ce type de sacrifice n’était pas synonyme de victoire politique.

O. H. : Vous décidez donc de vous exiler à ce moment-là ?

M. H. : J’étais complètement déprimé. En exil au Venezuela, j’avais déjà deux enfants — le dernier est né en 1970, — et je devais reconstruire ma vie, me remettre au travail rapidement car je n’avais pas beaucoup d’argent. J’ai eu mon premier infarctus à ce moment-là : je fumais quatre paquets de cigarettes par jour, j’étais très déprimé, et en plus, très nerveux, il faut savoir que Caracas, la capitale du Venezuela, est une ville très stressante. Ensuite au Venezuela, je me suis remis à faire des films. Ma femme m’a dit que j’étais comme le Phénix qui renaît de ses cendres. C’est tout à fait vrai.


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Neno - Aparte (2002)
© Mario Handler
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Mary - Aparte (2002)
© Mario Handler


O. H. : Quel bilan tirez-vous de votre parcours ?

M. H.  : Au final, quand tu vois mon parcours qui s’étale sur plus de cinquante ans, tu remarques que je n’ai pas beaucoup tourné beaucoup de films.

O. H. : Ce qui compte, ce n’est pas le nombre de films, mais ce qu’ils apportent, non ?

M. H.  : Tu dis ça par amitié. Mais regarde. Tu prends ce qui était la norme pour les Brésiliens, les Cubains ou les Argentins, et tu divises par 10, et tu obtiens ce que j’ai tourné en 50 ans. Mais il faut savoir que pour moi, tourner un film comme Carlos m’a demandé autant d’efforts et autant de temps qu’un réalisateur d’Hollywood qui met en scène un film à 10 millions de dollars. Cela m’a demandé autant d’énergie, autant d’efforts, peut-être même plus encore. Avec Carlos (en 1965) ou Aparte (en 2002), j’ai pris le temps de créer une vraie relation de confiance et de m’immerger dans le quotidien des personnes que je filmais. A chaque fois, je ne prévenais pas avant de venir, afin de garder la spontanéité et le naturel de chacun. Je débarquais dans le quartier pour filmer, je prenais mon temps, je tentais de capter au maximum ce que je voyais autour de moi. Et je pense qu’à la fin on ressent le résultat.

© Olivier Hadouchi


Remerciements : à Mario et Karin Handler, et à Valentina.



Decile a Mario que no vuelva (Mario Handler, 2008), Trailer. Source : Youtube danmarpor.


El corto Liber Arce, liberarse (Mario Handler 1969), producido por la cinemateca del 3er mundo. Source : Youtube Lucía Salas.

- En logo, l’affiche du film Aparte (2002) ; source Film Affinity.


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P.-S.


(3) Filmographie de Mario Handler


En Praga (« À Prague », 1964)

Carlos, cine-retrato de un "caminante" en Montevideo (« Carlos, portrait cinématographique d’un vagabond à Montevideo », Uruguay, 1965)

Elecciones, (« Élections, » co-réalisé avec Ugo Ulive, Uruguay, 1967)

Me gustan los estudiantes (« J’aime les étudiants », Uruguay, 1968)

Uruguay 1969 : el problema de la carne (« Uruguay 1969 : le problème de la viande », Uruguay, 1969)

Liber Arce, liberarse (« Liber Arce, Se libérer », Uruguay, codirector. 1970)

Dos puertos y un cerro (« Deux ports et un zéro », Venezuela. 1976)

Tiempo colonial (« Temps colonial », Venezuela, 1977)

María Lionza, un culto de Venezuela (« María Lionza, un culte du Venezuela », codirector. Venezuela, 1979)

Mestizo (« Métis » Venezuela, 1989)

Globalización (« Globalisation » Venezuela. 1998)

Nuestra cultura y los medios de comunicación (« Notre culture et les médias », Venezuela, 1998)

Aparte (« À part », Uruguay, 2003)

Decile a Mario que no vuelva (« Dis à Mario qu’il ne rentre pas », Uruguay, 2008).


(4) Bibliographie


- Mario Handler est présent dans de nombreux ouvrages consacrés au documentaire ou au cinéma d’Amérique latine. Parmi de très nombreuses références citons, par exemple, les livres de Julianne Burton, Cinema and social change in Latin America ; de Guy Hennebelle et Alfonso Gumucio-Dagrón (dir.), Les cinémas de l’Amérique latine ; de Paulo Antonio Paranagua (dir.), Cine Documental en América latina.

En 2012, un livre d’entretiens avec le cinéaste accompagné de textes critiques rédigés par le journaliste Héctor Concari a paru en Uruguay. Voir Héctor Concari, Mario Handler. Retrato de un caminante, Montevideo, Trilce, 2012, préfacé par Jorge Ruffinelli.


Notes

[1] - Quand Mario Handler répondant à la question posée par Olivier Hadouchi sur la violence militaire des activistes et celle de la dictature, (dans la dernière partie de l’entretien), récuse la théorie « des deux démons » en évoquant des conditions historiques, c’est qu’il est en effet impossible d’abstraire ces luttes et ces violences — activisme et répression — hors du contexte de la guerre froide, qui en explique le durcissement.
Il s’agissait de contrôler à n’importe quel prix humain et criminel, contre les libertés de la population, l’appartenance politique des États au voisinage des États-Unis, compte tenu du rapport de force entre les deux blocs. Les pays satellites de l’URSS en Europe liés par le pacte de Varsovie et le mur de Berlin offraient une façade dialectique à l’infiltration de l’Amérique latine par les services secrets des États Unis et de certains États européens.
Ce qui définissait le niveau de violence réciproque de la résistance en auto-défense. En Argentine où la lutte armée fut plus minoritaire et par conséquent de moindre intensité dans son impact, alors que la résistance était pourtant vaste, la répression et les disparitions furent d’autant plus massives.
Le macro-affrontement idéologique des deux forces nucléaires qui résistaient à se déclarer la guerre chaude opposa les masses et les pouvoirs sur le modèle des résistances contre les colonialismes et contre la domination impérialiste, disposition historique sans laquelle il est impossible de comprendre ce qui put alors se produire. La fin de la guerre froide libérant l’événement mondial du libéralisme mit fin à ces situations.
Aujourd’hui les luttes sont situées par la globalisation du capitalisme, la dérégulation internationale du commerce, et celle de la valeur financière : ils s’opposent à l’autonomie des économies nationales en quête de résoudre la pauvreté depuis leurs ressources propres.
La lutte armée affecta cruellement les activistes qui résistèrent, ils en furent à la fois les protagonistes, les combattants, et les martyrs. Ils en sont aujourd’hui les héritiers capables d’organiser les libertés dans des démocraties adaptées à chaque condition nationale, rassurées par une plus grande solidarité entre les pays de la Communauté d’États latino-américains et caraïbes, cherchant une indépendance par rapport aux États-Unis et au Canada.
Pendant un temps on aurait pu croire que les dictatures qui prirent le pouvoir pour réprimer l’émancipation populaire puis faisant place aux pouvoirs électoraux de la transition néo-libérale (et de l’amnistie), avaient gagné. Mais en réalité au terme de leurs faillites nous savons aujourd’hui que jamais les démocraties souveraines du sous-continent américain n’auraient pu renaître sans le préalable d’une conscience émergente de cette histoire de résistance.
Même si aujourd’hui nous pensons radicalement en termes de non violence les grandes luttes sociales, locales et mondiales, qui se mènent, finalité, ressources, stratégie, moyens : l’émergence des États sud américains, bien après le Mexique, est aujourd’hui une culture critique vivante à l’acte des États, dont les anciennes créations du cinéma activiste dressent la mémoire. Renouvellement dans le monde sans lequel les post-démocraties occidentales auraient un espoir nul. Même si ces nouvelles démocraties électorales directes ou indirectes n’ont pas encore trouvé le moyen singulier d’arraisonner la misère ni de subjuguer les lobbies mondiaux à cause de l’environnement concurrentiel. (La rédaction de criticalsecret)

[2] Mario Handler partage son temps résidentiel entre Montevideo et Berlin.

[3] NdCS : Les parenthèses autour des chiffres indiquent l’ajout arbitraire d’une numérotation par la rédaction de criticalsecret, afin de jalonner la navigation dans le document. Par contre, les titres, l’ordre de présentation des textes et leur corps propre, sont strictement respectueux du document original tel qu’il nous a été remis par Olivier Hadouchi.

[4] Montevideo est la capitale de l’Uruguay.

[5] Ján Kadár est un réalisateur et scénariste slovaque, né le 1er avril 1918 à Budapest (Autriche-Hongrie), et décédé le 1er juin 1979 à Los Angeles (États-Unis). Il a travaillé en Tchécoslovaquie, aux États-Unis et au Canada. Il a réalisé la majorité de ses films avec Elmar Klos. Kadár et Klos ont été les premiers tchécoslovaques détenteurs d’un Oscar pour Obchod na korze (Faire ses courses dans la rue principale) en 1965.(source fr.wikipedia)

[6] Op. cit., voir la note sur Kadár. En 1966, Elmar Klos et Ján Kadár ont reçu l’Oscar du Meilleur film en langue étrangère, pour The Shop on Main Stree (dans le titre original le mot Obchod « Faire ses courses » est ici traduit en anglais par shop (le magasin), ce qui donne : Le magasin sur la rue principale), — sur le programme d’aryanisation de la Slovaquie pendant la 2e guerre mondiale. (en.wikipedia).

[7] Fameux grand studio de cinéma de Prague parmi les plus vastes d’Europe.(Studios Barrandov @ fr.wiipedia).

[8] Bien qu’il fût slovaque et depuis ce temps la Tchécoslovaquie se soit divisée en deux pays, le cinéaste Bruno Šefranka (1928-1985) reste à émarger au cinéma Tchèque, dans les sites duquel on trouve les informations qui le concernent et notamment sa filmographie ; il l’auteur réalisateur d’une œuvre plutôt documentaire que de fiction, parmi laquelle un film d’art sur la statuaire gothique en bois peint, très cité, qui fut primé au festival de Bergame, Ecce homo (1966).

[9] Auteur du film culte Ostře sledované vlaky connu en français sous le titre Trains étroitement surveillés, Oscar du meilleur film en langue étrangère, en 1968.

[10] i.e., son propre cinéma de création.

[11] NdCS : On pourrait dire plus techniquement un « travelling giratoire », c’est à dire pour être plus précis un « panoramique » (avec la propriété giratoire supplémentaire d’être gyroscopique, puisque le geste qui définit un cercle indique un mouvement de la caméra au-delà de 180°. En fait « panoramique » est le terme traditionnel pour un travelling en rotation autour d’un axe fixe, qui peut se compliquer d’un « travelling » (déplacement linéaire de la caméra) et dans ce cas le terme est « travelling-panoramique » (déplacement linéaire de la caméra en même temps qu’elle effectue une rotation). S’il s’agit d’un panoramique à 360°, c’est-à-dire un « panoramique gyroscopique », on comprend l’expression « travelling chinois » (peut-être un terme en jargon professionnel à l’époque), parce que cet angle d’ouverture du balayage de l’espace par une caméra ne situe plus un espace euclidien des points de fuite dans l’image résultante, mais un espace où la profondeur de champ s’enchaîne selon une ligne, et par conséquent ne s’organise plus selon des points ; donc sans rapport avec un système des perspectives mais par aplats de plans (dans le sens des deux dimensions de la représentation dessinée sur un support) superposés — et par conséquent un espace plutôt connoté par la représentation de l’espace dans la culture chinoise et dans la culture japonaise. Cela signale une des préoccupations du cinéma expérimental. Par exemple Jean-Marie Straub (et Jean-Marie Straub avec Danièle Huillet) en ont fait un des aspects caractéristiques de leur langage filmique. (Concernant Mario Handler voir la note suivante).

[12] NdCS : La précision du demi-cercle revenant sur le cercle est importante, car elle définit tout au contraire la limite de 180° requise par le balayage de la caméra, au cours des changements d’axes d’un plan séquence, pour que la perception de l’image reste dans le cadre d’un espace euclidien cohérent (naturaliste ou non naturaliste).
Il se peut que Handler ne se souvienne plus précisément du choix que finalement il avait fait, le film ayant disparu depuis, et étant de toutes façons annexe par rapport à l’anecdote qu’il s’apprête à raconter — qu’il a commencé par annoncer — concernant le climat conflictuel de la projection entre uruguayens. Mais à nos yeux c’est un signe que la façon dont il s’engage y compris plastiquement avec sa caméra ne soit pas annexe pour lui, qui est aussi un styliste du documentaire de création, jusque dans des films récents comme Aparte.

[13] Voir note [1] ; on peut aussi s’édifier avec la chronologie des faits en lisant deux articles complémentaires dans fr.wikipedia : Uruguay, et Escadrons de la mort (Uruguay).

[14] Mauricio Rosencof, (in fr.wikipedia).

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