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#ChristopheHuysman 10. Fantasmes, Vomissements, Cultes

vendredi 16 décembre 2016, par Christophe Huysman (Date de rédaction antérieure : 30 octobre 2013).

NDLR pour mémoire : Acte des scènes syriennes, extrait du recueil publié par Christophe Huysman en mai 2001, pour organiser ses écrits du temps réel — pendant le voyage intercontinental de sa résidence d’artiste Villa Medicis Hors les murs, en 1995, — qui composent la pièce éponyme de théâtre documentaire : Les hommes dégringolés. La pièce, avec l’auteur sur scène, Vincent Dissez, et Olivier Werner, a été créée au Festival d’Avignon, Chapelle des Pénitents Blancs, du 8 au 12 juillet 2001 ; puis elle a été jouée au Théâtre Nanterre-Amandiers du 16 octobre au 11 novembre 2001, au Théâtre Jean Lurçat Scène Nationale d’Aubusson le 27 novembre 2001, et au Théâtre de Dijon-Bourgogne les 21, 22, 23 novembre 2001. [1]



10. FANTASMES, VOMISSEMENTS, CULTES
Cadres restreints, espace ouvert.



L’arpenteur, l’homme fixe, le scrutateur Le chirurgien de Damas est sur une civière, ils sont tous peints en jaune, ils courent. Dans les rues de Damas, à peine arrivé, la parole emporte tout, se lie aux marches, aux visites, aux accompagnements. Les personnes ici sont, non seulement charmantes, attentionnées, mais dans un vide ou une fantasmagorie d’échange si grands qu’ils offrent, entiers, leur temps avec leur ville ; vivants et résolus à l’être.


CORPS BOULEVERSÉS No 26

Le chirurgien de Damas Il raconte une histoire.

— « Un vieux monsieur et une jeune fille s’épousent. Chaque soir ils se couchent ; alors il lui prend délicatement la main et ils s’endorment. Tous les soirs c’est ainsi. Et puis un matin la jeune fille se réveille étonnée ; elle demande au vieux monsieur pourquoi il ne lui a pas pris la main la veille au soir. Il lui répond : excuse-moi ma chérie, j’étais fatigué. »


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CORPS BOULEVERSÉS No 27

Deux « casques bleus » de nationalité finlandaise

1 – L’odeur d’ammoniaque me pique le nez. 2 – Une activité intense.

L’arpenteur — Je suis fatigué de toute élite.

Le scrutateur — Tu es dans la plus vieille ville du monde encore habitée.

L’homme fixe Frontière syrienne. J’ai noté sur ma carte d’accès au pays que j’étais poète. J’ai donc eu droit à un petit interrogatoire dans les règles : – Écrivain politique ? – Pour qui ? – Où ? – Pourquoi êtes-vous là ? – Qu’est-ce que vous écrivez ?... Je réponds benoîtement que j’écris des comédies sentimentales et des chansons. – Oui des chansons d’amour. – Et comment finissent-elles vos chansons d’amour ? – Bien, toujours bien, l’amour ça finit toujours bien. Les douaniers sourient les yeux humides, s’échangent des regards de connivence, puis rient franchement. – Les histoires d’amours finissent toujours bien ! Et ils apposent le tampon sur mon passeport en me souhaitant bon voyage. Devant moi un homme a eu moins de chance, son histoire d’amour finissait plutôt mal. Arabe à la double nationalité il vient de se faire rembarrer sans


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ménagement, et lorsqu’il propose son autre passeport, libanais celui-là, il se voit répliquer qu’il est trop tard ! Bousculé, nié, il est vidé manu militari. Deux casques bleus béats de nationalité finlandaise, à mes côtés, ont droit à tous les égards, ils en sont même assez stupéfaits. Eux semblent se demander ce qu’ils font là.

Deux « casques bleus » de nationalité finlandaise Très aimables. 1 & 2 — Qu’est-ce qu’on fait là ? (Ils donnent la sensation de partir en colonie de vacances.)


CORPS BOULEVERSÉS No 28

La misère face au doute Elle est rouge, les yeux injectés de sang. La misère des peuples dont nous sommes sans nouvelle. Elle peut être pliée en quatre. On peut aussi voir un corps désarticulé et rouge qui dit gentiment « bonjour ».

Tu m’as voulue aujourd’hui à cet instant précis près de toi. M’offrir ce spectacle. Fallait-il que tu en aies des reproches à t’adresser, adresse-toi à moi et tu t’adresses à moi. J’ai pensé un moment piller ce que tu aurais pu me piller que tu n’as pas encore pillé, ce que j’aurais imaginé que tu m’aies pillé et que puis-je pour toi égaré, moi recroquevillée dans une condition si précaire ?

L’arpenteur — Je voudrais rentrer chez moi.


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La misère face au doute Pliée en quatre. — La place occupée se négocie, la place à occuper se négocie, négocier sa légitimité. (Le rythme de sa voix crie « même moi ! ».)

Animation fracassante.

L’arpenteur Pliée en deux dans la nuit, sons très violents et fugitifs, sonnettes et vélos, musique électronique pré-enregistrée à quelques notes répétitives (songer que passer la marche arrière d’un véhicule déclenche la « lambada » !), etc... Le chauffeur de taxi qui me mène au centre de la ville vers le souk Saroujah me questionne, sans autre préambule, sur ma religion. Je me rends compte à quel point cela est important, et ma laïcité s’affole, je songe à mon grand-père qui était catholique et réponds dans ce sens. Le chauffeur paraît très satisfait, il est également catholique, et surtout expansif ; il me présente alors la sainte vierge qui l’accompagne dans ce taxi et qui tressaute, fluorescente, au bout d’un ressort sur le tableau de bord. Je me mets à penser que si j’étais la sainte vierge j’aurais des vomissements.

Le scrutateur Il est vert. La mosquée construite par Sinan close pour cause de prières, ensuite close car ce n’est pas l’heure de la prière, donc close ; je me rabats dans le grand jardin délabré qui l’entoure, vestige d’anciennes splendeurs délaissées, sur le musée contigu de l’armée.


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J’erre dans de longues pièces tout d’abord rétrospectives emplies de poignards ciselés, pièces en rez-de-chaussée donnant sur le fameux jardin abandonné où, tout aussi délaissés, reposent quelques modèles d’avions rouillés, Jeeps éventrées, tanks jonchés dans le fouillis floral. Une friche. Au fur et à mesure de ma visite des doutes m’emparent, je commence à ne plus comprendre l’organisation, le sens de ce musée. Objets, fusils, grenades, portraits ; matériel entassé dans les vitrines, réellement entassé avec un néon sur l’entassement, sans étiquette, sans explication ; un conglomérat d’années, de guerres, de menaces dont je ne parviens pas à saisir la part de réalité, ni même son dysfonctionnement, dont je ne puis même me représenter la nation ainsi exposée. De ces aquariums d’objets militaires hétéroclites surgissent le rire, la terreur, l’imagination de la larme et de la conviction pêle-mêle, une dérision presque inutile. Je songe à Beuys et la période Fluxus, à Arman aussi, en tas, à nos tas, à des représentations dont l’homme est exclu, des expositions d’effets personnels ; à une installation possible de ce musée de l’armée ici dans nos pays occidentaux si inventifs quant aux représentations historiques et guerrières. Une exposition d’un musée de vaincus au pays de vainqueurs. Lorsque je parviens dans une salle burlesque où s’exalte la gloire du premier et unique Syrien à avoir tourné en orbite autour de la terre ; ainsi sont alignés la combinaison, le pull, le sous-ull et les gants et les chaussettes, des portraits répétitifs et conjoints de Gorbatchev avec sa tache de vin et d’Hafez el-Assad sans tache ; je ne sais pourquoi je pense à Wim Wenders et à sa naïveté. Ou plutôt si, la sensation violente et insupportable de l’amalgame dans ce musée ; sensation vertigineuse


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de l’écart entre le collage de gamins et l’impossibilité d’oublier un seul instant, dans mes propres convictions, qu’il s’agit d’une machine de meurtre ; fige le burlesque un moment accordé dans la seule folie humaine, recrée le désert dans la parole inutile. « Même les signes pauvres et presque incohérents, dans leur succession brutale, oppressent. Chaque signe enfantin dans la boucherie crée une indéniable émotion » dirions-nous dans nos commentaires roboratifs. Chaque grain de poussière aussi. Un musée d’orphelins.

Son de tuyauterie défectueuse.

L’homme fixe La chair et les os, gare ferroviaire d’Alep.

– Un train entre en gare, je vais voir s’il ne s’agit pas du train de nuit pour Damas. Non. Je ne sais d’où il vient, ni où il va ; mais je suis étonné de voir dans ce climat particulier aux gares la nuit un train vide dont toutes les vitres sont trouées et zébrées par des éclats de balles, la vision est surprenante. – Ici dans la gare. Le déplacement des hommes est remarquable de fluidité et d’imprévus. Beaucoup de vêtements différents. Les chaussures et leur état racontent d’où viennent les gens. Les toilettes puent. – Les lustres de la gare d’Alep sont superbes. – Les soldats se tiennent par le bras. Un des soldats s’appuie en marchant de long en large sur l’épaule d’un de ses copains et le regarde avec une tendresse désarmante. – Un type assez gros aux jambes atrophiées glisse sur le sol à l’aide des ses bras avec des contorsions curieuses du dos comme s’il était sans squelette, on dirait une


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sorte de sac rempli de gélatine : il suit un couple homme/femme d’un certain âge habillé de noir et dont la démarche est digne et vacillante. La bande de soldats bras dessus dessous font les cent pas. Un petit loulou (russe ?) à l’air teigneux, yeux bleus, cheveux châtains et plein d’humour, avec des bottes de cow-boy à fer sous les talons (« clac-clac ») regarde régulièrement dans son porte-feuille à scratch (« scccrriiiit ! »), s’appuie sur un grand radiateur de fer argenté après une rotation de son corps sur lui-même qui me donne à chaque fois l’occasion d’admirer ses belles fesses avant que son regard ne se plante dans mes yeux avec une fixité joyeuse, il aime être regardé sous toutes les coutures de son pantalon serré, il donne l’impression avec son corps de ne pas être d’ici et après la fixité du regard planté : il fonce bille en tête vers une porte, toujours la même, puis revient au portefeuille, radiateur et ainsi de suite. – Un beau garçon longiligne aux yeux noirs très doux est fasciné par ma main courant sur le papier. C’est vrai qu’ici je n’ai vu personne écrire, dans aucun lieu public. – Un groupe de personne vêtues : des vestons occidentaux sur de longues robes pour les hommes : des robes à fleurs aux couleurs vives et coiffures palmyriennes à long pans de tissu tombant dans le dos pour les femmes : enfants en rouge et vert vifs dans les bras des femmes ; ils ont des mouvements d’ensemble curieux, ils semblent égarés : un homme se détache du groupe, le voilà à se renseigner, les hommes sont soucieux et les femmes superbes le regard brillant, les enfants endormis. Ne pas oublier les démarches, les nuques penchées des hommes, les regards brillants des femmes surtout, l’odeur des toilettes, les différentes manières d’évacuer l’eau et l’urine, la propagande gouvernementale...


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Le hasard d’une pluie fine à l’arrivée sur mon visage rappelle que j’avance vers le nord, vers la nervosité, des épanchements plus amples et rebelles. La politique des corps ne m’est pas étrangère. L’argent ici peut tout acheter, boissons, sexe, nourriture... J’effleure l’Europe, ce n’est pas un pays de bédouins, d’autres séductions immédiatement reconnaissables sont en place. La nostalgie des lieux s’en ressent, une nostalgie étonnante du grain de poussière, aux mythes ruinés et ruineux, non pas la nostalgie de la citadelle désertée dominant la ville et les boyaux du souk mais une nostalgie politique vive aux regards pétillants, orgueilleuse, accessible, proche, capitale, organisée ; une nostalgie artisane, spirituelle et sexuée. Boire, rire et commenter. Une ville de demandes, une ville pleine de regards et d’égards, une ville de rendez-vous, de discrétions, de délivrances.

Le soir de mon départ, un jeune paysan kurde, Sido, l’œil noir, brillant, le visage rond aux bonnes joues empourprées m’offre un bouquet d’iris bleu nuit, sans un mot ; je vois sur son visage qu’il a compris que je partais, l’attention franche me bouleverse. Voilà un visage si présent au monde, sans tourment, que je n’oublierai jamais.

Le souvenir d’un calme qui ne s’épuiserait en aucune lassitude.


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© Christophe Huysman, Les hommes dégringolés, Paris, éditions Les Solitaires Intempestifs, 2001, pp. 45-52.


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Notes

[1] Dans le site de la compagnie des Hommes Penchés, une page détaillée est consacrée à la pièce jouée en 2001 (suivre le lien).

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