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#McKenzieWark EDITORIAL Du détournement et du design conceptuel / On Détournement and Conceptual Design

jeudi 23 mai 2013, par
McKenzie Wark
, criticalsecret (traduction-rédaction en français)

Quand j’ai écrit « Le Spectacle de Désintégration », j’ai réussi à m’entretenir avec les deux femmes qui avaient pris en charge des films et la vidéo de Guy Debord. Martine Barraqué a monté deux de ses films [1]. Brigitte Cornand a réalisé sa vidéo consacrée — en réalité un sujet de télévision [2].

When I was writing The Spectacle of Disintegration, I got to interview the two women who actually made film and video Guy Debord. Martine Barraqué edited two of his films. Brigitte Cornand made his video – actually his television — piece.

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McKenzie Wark, The Spectacle of Disintegration
Cover designed by Kevin C. Pyle, Verso (Britannic Edition 05/2013)


[ FR - ENG ]

Sur le Détournement et le Design conceptuel


Quand j’ai écrit « Le Spectacle de Désintégration », j’ai réussi à interviewer les deux femmes qui avaient fait un film et la vidéo de Guy Debord. Martine Barraqué a monté deux de ses films. Brigitte Cornand a fait sa pièce en vidéo — en réalité un sujet de télévision. Ce qui me frappe est combien le détournement paraît être devenu plus facile entre les années soixante-dix et les années quatre-vingt-dix. Barraqué a eu recours à toutes sortes de subterfuges afin de se procurer les longs métrages dont Debord voulait voler des plans pour La Société du Spectacle. Elle a du remplir un formulaire de garantie imprimé, faire une copie et renvoyer l’autre au distributeur. Et pour ne pas citer tous les ennuis qu’elle rencontra à devoir rassembler la banque d’images de toutes sortes dont le film fut composé.

Au moment où Brigitte Cornand réalisa Guy Debord, son art et son temps, les choses furent franchement plus aisées. Debord suggérait des archives télévisuelles et elle allait les puiser à l’Institut National de l’Audiovisuel (INA). Ce fut beaucoup moins un travail de recherche sur le montage [3], peut-être parce qu’obtenir et combiner ce matériel était déjà devenu trop courant. Maintenant, bien sûr, n’importe qui peut faire de la vidéo situationniste rudimentaire sur son ordinateur portable à la maison.

Dans « Le spectacle de la désintégration » j’ai également revisité les super films réalisés par René Viénet tel La Dialectique peut-elle casser des briques ?. A la fin du film, il y a sa voix en guise d’acteurs rapportant que d’autres se plaignent de ne pas être payés [4]. Pour moi, encore une fois, il attire l’attention sur le travail requis pour faire ce genre d’œuvres critiques. Viénet a écrit sur ​​la façon dont tout situationniste devrait être en mesure de faire un film. Il a également écrit au sujet du détournement des roman-photos et du porno. En bref, si nous voulons pratiquer le détournement dans lequel toute culture soit un bien commun, ça doit être fait et refait librement par notre ouvrage collectif, en dehors de la forme de la marchandise et donc, nous devons réfléchir aux moyens avec lesquels cela est techniquement pratiqué.



Voici le cas particulier de notre temps, le temps de désintégrer le spectacle. Le détournement s’est avéré un énorme mouvement social et global, en tout sauf le nom. Des millions de personnes sont là, à partager la culture pour une raison ou pour une autre, à partager des fichiers et à les refaire. Mais il y a deux problèmes en soi. D’abord, la refonte — le détournement — n’est pas critique. Cela ne copie ni ne corrige dans le sens de l’espoir. Deuxièmement, le spectacle a récupéré le détournement à un niveau d’abstraction plus élevé. Google, Facebook et la suite, sont tous basés sur nos efforts et les reconquérir pour en extraire de la valeur.

En sorte que le détournement doive peut-être évoluer. C’est pourquoi j’ai décidé de faire la performance Guy Debord Action Figure [5], ou #3Debord, un objet imprimé en 3D. Faire de la vidéo est maintenant facile, mais faire ces objets imprimés en 3D est encore assez difficile. La technologie n’est pas nouvelle, mais n’est pas encore « grand public ». S’il existe un « art conceptuel », alors pourquoi pas un « design conceptuel » ? Selon moi #3Debord est une pièce de design conceptuel, une sorte d’emblème de la question de savoir qui va contrôler ce nouveau moyen d’abstraction par la technologie numérique.

Pour les Américains, bien sûr, la pièce de design conceptuel parlante du moment est l’arme imprimable en 3D. Mais pour nous, peut-être que l’impression en 3D de Guy Debord pose des questions plus pertinentes sur l’endroit où la culture libre n’est pas dans le XXIe siècle. J’ai reçu quelques commentaires négatifs provenant de la troupe des pro-situs — ils existent encore. Debord est quelque peu sacré pour eux. Je dois avouer que lorsque quelqu’un a suggéré de convertir la conception graphique en distributeur de confiserie j’ai tout de même pensé qu’une frontière était franchie. Mais tant qu’il s’agit d’une application non commerciale il n’y a rien à empêcher. Mes #3Debord sont sous licence Creative Commons et les gens peuvent les modifier, tant qu’ils n’essaient pas d’en vendre le produit.

Je ne veux pas dire que l’impression en 3D soit en quelque nature une « rupture technologique » magique, ni quoi que ce soit d’autre. C’est plus modeste que ça. Elle a ses principaux effets dans la technologie des prototypes [6], qui est une assez grande partie du processus de conception dans l’industrie. Mais c’est un domaine dans lequel, comme avec le cinéma et la vidéo autrefois, nous pouvons maintenant faire des œuvres spéculatives, critiques. Ici nous pouvons toujours lutter par exemple sur ce qu’ouvrir cette sorte de création fera advenir, et à propos de la façon dont elle sera subordonnée à la forme de la marchandise.

McKenzie Wark |

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#3Debord (2013)
“3D-printed Guy Debord action figures (2012)
Produced by McKenzie Wark, design by Peer Hansen,
with technical assistance by Rachel L.”


[ ENG - FR ]

On Detournement and Conceptual Design


When I was writing The Spectacle of Disintegration, I got to interview the two women who actually made film and video Guy Debord. Martine Barraqué edited two of his films. Brigitte Cornand made his video—actually his television—piece. It struck me how much easier détournement became between the seventies and the nineties. Barraqué used all sorts of subterfuge to get hold of the feature films Debord wanted to steal scenes from for The Society of the Spectacle. She had to secure a print, have it copied, return the print to the distributor. Not to mention all the trouble she went to setting up a database of images of all kinds from which the film was composed.

When Brigitte Cornand made Guy Debord, son art et son temps things were a lot easier. Debord would suggest material that had been on television and she would track it down in the Audio Visual Institute archives. It’s a work which has much longer détourned segments. Its much less about montage, perhaps because getting and combining material was already getting too easy. Now of course, anyone can make proto-situationist video at home on their laptop.

In The Spectacle of Disintegration I also revisted those great films made by René Viénet like La Dialectique peut-elle casser des briques ? At the end of that one, he has his voice-actors complain about how little they are getting paid. Again, to me it draws attention to the labor of making these kinds of critical works. Viénet wrote about how any situationist should be able to make a film. He also wrote about détournements of photo-romance and porn. So in short, if we are to practice détournement, in which all of culture is a commons, to be freely made and remade by our collective labors, outside of the commodity form, then we have to think about the technical means by which it is to be practiced.



This is particularly the case in our time, the time of the disintegrating spectacle. Détournement has turned out to be a huge, global social movement in all but name. Millions of people are out there sharing culture for one reason or another, sharing files, remaking them. But there are two problems with this. Firstly, the remaking—the détournement—is not critical. It does not copy and correct in the direction of hope. Secondly, the spectacle has recuperated détournement at a higher level of abstraction. Google, Facebook and so forth are all based on recapturing our efforts and extracting value from them.

So perhaps détournement has to move on. This is why I decided to make the Guy Debord Action Figure, or #3Debord, as a 3D printed object. Making video is easy now, but making these 3D printed objects is still pretty hard. The technology is not new, but is still not ‘consumer grade’. If there is ‘conceptual art’, then why not ‘conceptual design’ ? To me #3Debord is a conceptual design piece, a sort of emblem of a question about who is going to control this new kind of abstracting, digital technology.

Of course, for the Americans, the telling conceptual design piece at the moment is the 3D printable gun. But for us, maybe a 3D printed Guy Debord asks more pertinent questions, about where free culture is not in the twenty-first century. I got some negative commentary from the pro-situ crowd—they still exist. Debord is a bit sacred to them. I have to admit, when somebody suggested turning the design into a candy dispenser even I thought some boundary was being crossed. But there’s no thing stopping it, so long as it is a noncommercial application. My #3Debord .stl files are creative commons licensed and people can change them, so long as they don’t try to sell the product.

I don’t want to suggest that 3D printing is some magic ‘disruptive technology’ or anything. Its more modest than that. It is having its effects as a technology on prototyping, which is a pretty big part of the industrial design process. But it is a domain in which, as with cinema and video in the past, we can now make speculative, critical works. We can still struggle here as to how open this kind of creation is going to be, and how much it will be subordinated to the commodity form.

McKenzie Wark | 

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The Spectacle of Disintegration
The Cover unfolding as a poster - designed by Kenvin C. Pyle


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P.-S.

Read McKenzie Wark’s instructive essay on The Action Figure practice - Lire le mode d’emploi de l’auteur sur la pratique de l’Action Figurée :
#McKenzieWark The 3D printed Guy Debord Action Figure / L’« Action Figurée Guy Debord » imprimée en 3D.

La première exposition du fonds Guy Debord déclaré Trésor National a lieu du 23 février au 13 juillet 2013, à la Grande Galerie de la Bibliothèque François Mitterrand, à Paris, sous le titre Guy Debord. Un art de la guerre. Des manifestations autour de cet événement notamment les projections de la plupart des films de l’auteur, un colloque, et des séminaires, ont lieu en même temps à la Grande Bibliothèque et ailleurs dans Paris.

Un lien sur un texte de l’auteur qui peut éclairer la conception de l’art qu’il réfère ici à sa création imprimée en 3D #3Debord : Haut Modernisme et Basse Théorie - From High Modernism to Low Theory / Telesthesia.

Les films de Guy Debord accessibles sur Ubuweb.

Notes

[1] Martine Baraqué est une monteuse du cinéma français de fiction, elle fut notamment primée pour le montage du film de François Truffaut Le dernier métro, parmi ceux nombreux de sa collaboration avec ce réalisateur. Concernant Guy Debord elle a monté La Société du Spectacle, long métrage de 1h28 en 35mm noir et blanc, en 1973, puis l’année suivante le commentaire de ce film Réfutation de tous les jugements, tant élogieux qu’hostiles, qui ont été jusqu’ici portés sur le film, court métrage de 21 min en 35mm, noir et blanc. (Pour plus d’information on peut lire l’article Est-ce bien là Guy Debord, qui refait son cinéma sur l’écran noir de nos nuits blanches ? dans le site l’oedipe.org)

[2] Brigitte Cornand, Guy Debord, son art et son temps, réalisé avec la participation de Guy Debord pour la chaîne de télévision cryptée Canal +. Réalisatrice de la série sur l’actualité de l’art pour cette chaîne, Brigitte Cornand reçut du directeur des programmes, Alain de Greef, la commande d’un documentaire d’art sur Debord afin de constituer sa présence actuelle dans le cadre d’une soirée « spéciale Guy Debord », autour de la diffusion de La Société du spectacle. Sans grande surprise pour ses connaissances proches Guy Debord aux prises avec l’inconfort atroce due à l’évolution rapide d’une polynévrite alcoolique dont il fait état dans son dernier message à Brigitte Cornand, se suicida le 30 novembre 1994, juste avant la première diffusion cryptée de la soirée télévisée qui lui était consacrée — et qui fut rediffusée en clair, en janvier 1995, pour lui rendre un hommage public. On peut lire un article presque exhaustif sur les conditions de production et de réalisation de cette œuvre documentaire de Cornand, dont son dialogue avec Debord et le mode de participation de celui-ci (ainsi que le montage sur place dans la maison des Debord située à Champot, dans la Haute Loire), intitulé Les dernières projections de Guy Debord, de Hélène Hazera, paru dans Libération le 9 janvier 1995, à l’occasion de la rediffusion. Épilogue de Guy Debord à Brigitte Cornand, lu à la fin de la première soirée de diffusion dédiée :
« Maladie appelée polynévrite alcoolique, remarquée à l’automne 90. D’abord presque imperceptible, puis progressive. Devenue réellement pénible seulement à partir de la fin novembre 94. Comme dans toute maladie incurable, on gagne beaucoup à ne pas chercher, ni accepter de se soigner. C’est le contraire de la maladie que l’on peut contracter par une regrettable imprudence. Il y faut au contraire la fidèle obstination de toute une vie. » (Dernier message de Guy Debord à Brigitte Cornand, rapporté par Arnaud Viviant dans l’article Dérive à Champot, en Haute-Loire, Libération, le 9 janvier 1995)

[3] i.e. par rapport au film Le Société du spectacle réalisé un peu plus de dix ans avant le documentaire. Mais sans perdre de vue les détails du contexte institutionnel français qui attribue ces films à deux genres différents, l’un de création et de recherche écrit et réalisé par Debord à vocation des salles de cinéma, l’autre un documentaire sur lui commandé par une télévision, et réalisé par une documentariste dont le rôle est d’abord d’informer (serait-ce de façon sensible, et Debord y aurait-il participé). Le contexte de l’accès aux documents d’archive est également lié aux genres de ces deux films et à la catégorie des archives requises ; dans le premier cas il s’agit de films exploités ou anciennement exploités en salles, constitués en propriété privée des distributeurs du cinéma, et dans l’autre des archives de la télévision du service publique gérées par un « établissement public » (et lieu de formation professionnelle), l’INA, alors à but non lucratif — du moins avant la réforme de 1995. Il est probable que la requête des archives du cinéma propriétaire pour un film semblable à La société du spectacle, destiné à l’exploitation commerciale en salles, aurait rencontré les mêmes difficultés dix ans plus tard. Enfin, comme le remarque ensuite dans son texte McKenzie Wark, le collage n’était plus une performance critique héroïque au début des années 1990, alors que le graphisme s’absorbait déjà dans l’incrustation numérique, dont la performance recherchée était celle de la crédibilité naturaliste de son réalisme, (ingestion de la critique dans la suppression de la perception du collage — qui livrait les intentions de rupture. Autrement dit la ressource technologique de la réalisation graphique du collage l’intègre dans un espace continu, ce qui supprime la possibilité d’une lecture dialectique du collage et de son contexte)...

[4] Viénet évoque principalement les acteurs qui enregistrent en studio pour la post-synchronisation — puis on voit pour mémoire l’un d’eux survenir endormi au premier plan d’un plan large (par cette intégration publique dans la fiction il révèle les coulisses décalées de la production ; cet acteur ferait en quelque sorte la grève du sommeil sur le tas, simulant une forme de sabotage par la révélation des ficelles à l’image).

[5] Ce nom définit plutôt une technique qu’un objet, ou plutôt un mode de conception et de production en tant que dynamiques abstraits du geste, ce qui renvoie directement mais a contrario au mouvement des peintres abstraits américains des années 1950, désignés sous le nom groupé de l’« Action Painting ».

[6] L’impression 3D — ou Impression tridimensionnelle, est une technique de production additive développée pour le prototypage rapide. Plusieurs procédés existent comme la stéréolithographie (SLA) et le FDM — Fuse Deposition Modeling (fr.wikipedia).

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