Rosebud, Hommage à Ray Bradbury — avant-propos
/ L’ironie symbolique de la planète Mars, sur laquelle en cette fin de mois d’août nous débarquons enfin en réalité augmentée après que Curiosity s’y soit posée le 6, nous place au cœur d’un hommage à Ray Bradbury, parti pour toujours à l’aube du même été.
Je ne sais pas si la mort de Ray Bradbury à 91 ans intervint simplement et rapidement le 5 juin 2012, ou au terme d’une longue agonie. Comme dans son enfance il avait du mal à libérer les petites lanternes en forme de montgolfières chauffées, prêtes à s’élever, avec la passion desquelles il dévora peu de temps après les premières bandes dessinées de science fiction américaines qui tombèrent sous ses mains, laissées par les pensionnaires chez sa grand-mère, de même on ne peut libérer de penser qu’il ait souffert, on ne veut pas qu’il ait souffert, parce qu’au-delà de son temps de vivre nous voulons que Ray Bradbury poursuive de nous fasciner, tel qu’en ballon de feu il soit devenu lui-même, maintenant que son corps n’est plus, à l’égal des martiens désincarnés de sa nouvelle.
Et l’on se dit : si jamais il partît lentement cela ne pût être qu’une exaltation, un décollage émerveillé, le retour vers la pelouse depuis laquelle il s’adonnait au rituel des montgolfières avec son grand père, et le rejoignant au-delà par le véhicule du dernier rêve...
ingratitude du lecteur à l’adresse de l’auteur qui peut-être dut atrocement lutter au moment de s’arracher à la terre pour toujours.
Ainsi peut-on se consoler faiblement de la perte d’un des premiers grands écrivains de science fiction qui marqua la dernière moitié du XXe siècle, celui à l’instar de la jeunesse de François Truffaut qui put bercer la nôtre, promptement traduit en français à l’époque où la science fiction anglophone, comme le jazz et le polar, connaissaient des amateurs de premier plan partagés entre les différentes couches sociales du pays, tous participant à faire les références. Ce pays d’Europe où nous vivons autrement aujourd’hui.
La première édition américaine du recueil des Chroniques martiennes, auquel l’auteur réfère, daterait de 1951, quand la première édition française parut en 1955, sans Les ballons de feu.
Le texte qui suit a été publié une première fois le 24 mai 2012 dans The New Yorker, qui l’a re-publié le 4 juin, la veille du « départ pour de bon » de Ray... Il n’y a pas de copyright spécifique indiqué à la fin du texte, cadré par le journal sous copyright qui le publie mais en partage. Peut-être parce que le message chaleureux qu’il nous transmet, sur la précarité de la vie et l’aspect de notre monde, et par quoi nous trouvons le courage d’assumer la condition humaine, c’est la puissance de l’imagination, l’illusion (non les illusions), le dispositif poétique par lequel nous parvenons à créer aussi bien qu’à produire désenchaînés.
D’où que nous voulions briser nos chaînes et que nous résistions à la prédation...
Peut-être nous transmet-il un message universel irremplaçable sur l’enfance et la succession des générations qui l’entourent, et sur l’éducation...
Dans un monde qui désespère de l’avenir on calme les enfants rendus hyperactifs par le stress de leur famille autant que par l’environnement ludique consumériste à travers lequel ils compensent, par l’addiction étouffante de la Ritaline, largement prescrite par des psychothérapeutes pour rassurer les parents éperdus, au lieu de les aider à laisser exister les petits génies potentiels parmi leur propre progéniture. Retrouvons les grand-pères patients capables de produire l’émerveillement des ballons de feu : mais que sont-ils devenus ?
Qu’ils soient riches ou pauvres, où sont les Papi d’aujourd’hui ? Sinon la plupart retirée de la société dans des résidences médicalisées luxueuses ou dans des hôpitaux misérables, depuis lesquels de toutes façons ils ne peuvent plus transmettre la passion de vivre malgré la conscience de la mort — puisqu’ils ne se sont pas suicidés ? Ils sont là pour disparaître loin de la vue du monde (le plus vite étant le mieux dans ce cas, considèrent le cadre hospitalier et les proches, sujets égaux de l’utilitarisme économique). On présente toujours les anciens comme des personnes ne pouvant plus qu’attendre qu’il leur soit apporté. Pourtant, transmettre le savoir-faire d’un détail technique générationnel singulier, pertinent ou excellent, des souvenirs émotionnels du mode de vie ou du métier, quelle que soit la condition sociale, c’est transmettre un savoir magique.
Pour ces phrases vibrantes, trésor incandescent du dernier mot de Ray Bradbury adressé au public... Merci.
Je pense aussi aux Pussy Riot et à Julian Assange, chacun d’entre eux a gardé la ferveur de croire important de poursuivre publiquement d’envoyer leurs propres ballons de feu...
Au cristal — aux ballons de feu.
* (suivre le lien)
N. B.
Sur l’inspiration populaire des Chroniques martiennes attribuées par les scientifiques au robot Curiosity, qui visite actuellement la planète Mars, voir l’article du journal Le Monde du 23 août :
« Le robot Curiosity roule avec succès dans la "zone d’atterrissage Bradbury" » (suivre le lien) ; article miroir de celui publié dans la Presse américaine le 24 août, après la communication de la première image.
par Ray Bradbury
J’ai commencé à lire les magazines de science-fiction apportés par des pensionnaires, dans la pension de famille de mes grand-parents à Waukegan, dans l’Illinois, quand j’avais sept ou huit ans. C’était dans les années où Hugo Gernsback éditait Amazing Stories [1] avec des peintures de couverture expressives, étonnamment imaginatives, qui alimentaient ma propre imagination d’affamé. La bête créative grandit en moi quand Buck Rogers [2] apparut peu après, en 1928, et je pense que cet automne là je devins un peu fou. C’est la seule façon de décrire l’intensité avec laquelle je dévorai ces histoires. Rarement plus tard dans la vie vous éprouvez ces fièvres qui emplissent d’émotion votre journée entière.
Lorsque je regarde en arrière aujourd’hui, je réalise à quel point je pus être une épreuve pour mes parents et mes amis. C’était l’un après l’autre une frénésie après une exaltation après un enthousiasme après une hystérie. J’étais toujours en train de crier et de courir quelque part, parce que j’avais peur que la vie ne finît dans l’après-midi même.
Ma folie suivante survint en 1931, quand apparurent les planches de couleur du premier feuilleton du dimanche d’Harlod Foster, d’après le Tarzan de Edgar Rice Burroughs, et en même temps je découvris à côté, au domicile de mon oncle Bion, les volumes des John Carter of Mars [3]. Je sais que si Burroughs n’avait pas eu d’impact sur ma vie à ce moment-là les Chroniques Martiennes [4] n’auraient jamais existé.
J’avais tout « John Carter » et « Tarzan » dans la tête, et je m’asseyais sur la pelouse, devant la maison de mes grand-parents, répétant ces histoires à quiconque voulait s’asseoir et écouter. Je voudrais sortir sur cette pelouse les nuits d’été et atteindre la lumière rouge de Mars et dire, "Emmenez-moi à la maison !" J’aspirais à m’envoler et à atterrir là-bas, dans les poussières étranges explosées du tréfonds de la mer, vers les cités antiques.
Je voyageais dans le temps tandis que je demeurais attaché à la terre, écoutant les adultes qui par les nuits chaudes se rassemblaient dehors, sur les pelouses et sous les vérandas, pour parler et se souvenir. À la fin de la quatrième semaine de Juillet, après que mes oncles aient tenu des discussions philosophiques en fumant leurs cigares, et les tantes, les neveux, les cousins et les cousines, aient consommé leur limonade ou leurs cornets de crème glacée, quand nous avions épuisé tous les feux d’artifice, venait le moment privilégié, le moment de la tristesse, le temps de la beauté. C’était le temps des « ballons de feu ». [5]
Dès cet âge j’avais commencé à percevoir la fin des choses à l’instar de cette charmante lanterne de papier. J’avais alors perdu mon grand-père, parti pour de bon quand j’avais cinq ans. Je me souviens si bien de lui : tous les deux sur la pelouse devant la véranda, avec l’audience d’une vingtaine de membres de la famille et le ballon de papier tenu entre nous pendant un moment final, rempli d’exhalations chaudes, prêt à s’en aller.
J’avais aidé mon Papi à porter la boîte dans laquelle se trouvait, comme un esprit vaporeux, le spectre de papier-tissu de la montgolfière en attente d’être insufflée, puis gonflée partant à la dérive vers le ciel de minuit. Mon grand-père était le grand prêtre et j’étais l’enfant de chœur. J’ai aidé à mettre le tissu rouge-blanc-et-bleu hors de la boîte et regardé comment Grand-père allumait la petite coupe de paille sèche qui pendait au-dessous. Une fois que le feu s’était produit le ballon s’arrondissait grossissant par lui-même avec l’air chaud qui montait à l’intérieur.
Mais je ne pouvais pas le laisser partir. C’était si beau, avec la lumière et les ombres dansant à l’intérieur. Pourtant, quand Grand Père me lançait un regard, accompagné d’un petit signe d’approbation de la tête, je laissais enfin le ballon librement s’en aller à la dérive au-dessus du porche, illuminant les visages de ma famille. Il flottait au-dessus des pommiers, sur la ville qui commençait à s’endormir, puis à travers la nuit parmi les étoiles.
Nous restions à le regarder pendant au moins dix minutes, jusqu’à ce qu’il ne fût plus possible de l’apercevoir. Ensuite, les larmes coulaient sur mon visage et Grand père, évitant de me regarder, en venait à s’éclaircir la gorge et à taper des pieds. Les parents commençaient à retourner dans la maison ou à rentrer chez eux en contournant la pelouse, me laissant essuyer mes larmes avec mes doigts soufrés par les pétards. Tard dans la nuit, je rêvais que la montgolfière revenait dériver à ma fenêtre.
Vingt-cinq ans plus tard, j’écrivais Les Ballons de feu, une histoire dans laquelle un certain nombre de prêtres s’envolent pour Mars à la recherche de créatures de bonne volonté. C’est mon hommage à ces étés durant lesquels mon grand-père était en vie. Un des prêtres ressemblait à mon Papi, je l’avais mis sur Mars pour qu’il revoie ces merveilleux ballons, mais cette fois, tout feu tout flamme et lumineux c’étaient des martiens à la dérive, sur une mer morte.
© Ray Bradbury
Source, © The New Yorker of June 4, 2012 : Take Me Home, by Ray Bradbury.
Take me home, est un essai inédit en français. Traduction par Aliette G. Certhoux, août 2012, (publication sous réserve des ayants droit).
Pour lire l’avant-propos « Rosebud - Hommage à Ray Bradbury », suivre le lien.
Première de couverture de l’opus 1 du magazine Amazing Stories, 1926, (extrait de l’article dédié dans en.wikipédia), — Ray Bradbury alors âgé de 6 ans connaît déjà la perte de son grand-père.
ÉPILOGUE DE L’HOMMAGE DE LA RdR
Un court épilogue de cet article a été publié dans les Brèves de La RdR, le 26 août 2012 (suivre le lien sous le titre ÉPILOGUE... ).