Romain
C’est auprès de Romain que j’ai pris le premier contact avec les enfants de Katja après sa disparition le 25 janvier, grâce à un compte qu’il avait ouvert dans les réseaux sociaux. [1].
Il me semble bien me souvenir que les hommes étaient déportés en Allemagne pour quelque chose de similaire au STO des Français, dans le cadre d’une sorte de convention d’échange de prisonniers entre les pays de l’Axe. Le père en tous cas a été déporté peut-être avec son fils déjà plus âgé qu’un enfant ? Les hommes au « boulot » et les femmes dans les camps avec les enfants. Il ne serait donc resté, internées sur place, que Katja, sa mère et ses deux sœurs (ils étaient 4 enfants).
Le père de Katja a-t-il survécu à la détention ?
La réponse est oui, il est mort aux Pays-Bas en 1960 [2] .
Après la libération des camps par les Britanniques la famille de Katja a-t-elle connu la guerre d’indépendance entre les forces de décolonisation de Soekarno et l’armée néerlandaise ?
Non, elle ne l’a pas connue du moins cela ne fait pas partie des bribes que j’ai pu entendre. J’ai l’impression qu’ils ont été de ceux rapatriés en Europe par les anglais (ou les américains ?) dès la libération des camps.Deux anecdotes au sujet de l’internement :
— Avant d’être déporté, le père de Katja avait donné sa montre à son épouse. Cette montre a ensuite servi de monnaie d’échange dans le camp et ainsi la maman de Katja a pu récupérer une bouteille d’huile. Elle a donné une petite cuillère à café de cette huile à chacune de ses filles tous les matins (je me suis d’ailleurs toujours posé la question de la dimension de cette bouteille) venue en complément alimentaire du bol de riz quotidien, ce qui aurait permis à la famille de survivre à la sous-alimentation.
— Au moment de la libération, la mère de Katja fut extrêmement vigilante à ce que ses filles mangeaient. Il semblerait que les prisonniers affamés et fraichement libérés se soient massivement précipités sur la nourriture, ce qui entraîna de graves maladies, voire même la mort pour certains (d’après Katja)... C’est en tous cas un souvenir de Katja qui avait manifestement ressenti cet interdit sur le moment comme une privation, mais ensuite elle en avait compris (probablement au fil des récits de sa mère) tout l’intérêt.
Mais cet internement a toujours été pour nous un grand mystère. Elle nous en a souvent parlé sans jamais entrer dans les détails (à part ces deux anecdotes). En même temps, comme le Japon a capitulé le 15 août 1945, j’imagine que le camp a été libéré rapidement dans la foulée, donc elle n’avait qu’à peine 8 ans lors de sa libération. Il semble normal que les souvenirs aient été vagues... Je regrette de n’en avoir pas parlé avec ma grand mère, elle aurait pour sûr été plus précise... même si elle n’en parlait pas spontanément.
J’ai un peu l’impression qu’il y avait comme une sorte de déni sur ce sujet dans la famille. Quelque chose qui fait que si l’on n’en parle pas et bien ça n’a pas existé. Ou une pudeur très protestante qui met un voile sur les horreurs du passé... Je ne sais pas... En comparaison de certains de mes amis juifs qui ont une vision très claire des horreurs que certains de leurs parents (et surtout leurs grand parents) ont subi, je me sens un peu orphelin de ma mémoire sur ce sujet pourtant si important dans la personnalité de ma mère.
J’interrogerai ma cousine à ce sujet pour voir si elle en sait davantage. Je sais que Katja fut profondément choquée en atterrissant à Tokyo où elle avait accompagné Guy en voyage. Le ton « martial » des discussions entre japonais l’avait plongée dans ces souvenirs.
Il me semble aussi l’avoir entendue dire « c’est exactement ça » à l’évocation de
Furyo d’Oshima avec Bowie... Mais là, c’est peut-être ma mémoire qui me joue des tours.
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Céline
Céline ignorait la possibilité de la déportation des néerlandais d’Indonésie en Allemagne par les Japonais [3]. D’autre part elle apporte un éclairage différent sur le frère de Katja.
Dans mon souvenir, Katja m’a toujours dit que son père était dans un camp d’hommes à Jakarta, que le frère de Katja l’y avait rejoint dès qu’il avait été considéré ne plus avoir l’âge d’être avec les femmes, et qu’en fait il n’y avait pas retrouvé son père, mais un oncle.Katja ne s’est pas répandue en souvenirs, en effet, mais elle m’a raconté quelques anecdotes qui m’ont frappée :
— La première, c’est que les femmes devaient tricoter des chaussettes pour les soldats japonais [4]. Un jour, Katja a dû aller en apporter une paire dans un bureau (du moins c’est l’image que je m’en suis faite) et il y avait là une femme néerlandaise nue en train de se faire maltraiter (fouetter, me semble-t-il) par les japonais.
— L’autre souvenir que Katja m’a raconté, c’est qu’un enfant du camp était tombé dans la mare des fèces, qu’il en avait été sorti, mais qu’il était mort des suites d’une infection. Je la revois m’expliquant pourquoi on mourait de tomber dans une telle fosse [5]...
Terribles souvenirs ! Qui ressemblent à des flashes, des images furtives. Katja avait depuis toujours détesté entendre des japonais parler. Elle disait que cette langue était trop violente [6].
Elle nous avait aussi raconté qu’ils avaient droit à un petit bout de jardin, et que sa mère, ses grandes sœurs et sa tante montaient la garde jour et nuit pour ne pas se faire voler ce qui y poussait. C’est d’ailleurs sa tante qui lui a appris à lire et à écrire, dans le camp. Ses sœurs et son frère avaient accumulé un énorme retard scolaire à leur retour aux Pays-Bas. Je crois que Katja est la seule a avoir pu s’en sortir scolairement (elle était brillante, si mes souvenirs sont bons, elle avait obtenu assez facilement un bac. en Lettres classiques).
Je fournis quelques explications sur les jardins : le camp n’était pas à proprement parler un camp, c’était plutôt un ghetto. C’était un quartier de Batavia (Jakarta) qui avait été fermé, et dans lequel les néerlandais furent entassés. Et il y avait effectivement des jardinets.
Pour ce qui est du camp des hommes, on peut peut-être demander à notre cousine ? Elle en saura peut-être plus, sa mère était plus âgée à l’époque et peut-être plus loquace ensuite ?
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À Paris, square des Peupliers
J’avais bien entendu parler de la déportation du père de Katja mais à lire Romain je découvre la possibilité qu’il ait été envoyé en Allemagne. Pour autant, si les prisonniers mâles adultes étaient destinés au travail forcé par l’armée impériale japonaise son empire ne manquait pas de projets avides de main d’œuvre en Malaisie [7] ou en Birmanie [8].
L’incertitude et même le mystère demeurent donc quant au lieu de déportation du père, car l’absence de son seul patronyme dans la nomenclature des registres britanniques dressant la liste de la population libérée des camps ne plaide pas pour sa présence à Batavia. Si les américains ont libéré d’autres camps à Java ou en Indonésie, ils ne paraissent pas, ni les néerlandais, avoir publié leurs listes. Il se pourrait aussi que son statut d’administrateur du port lui ait valu un éloignement ou un traitement particuliers sur lesquels lui-même à son retour n’ait pas souhaité se répandre en explications, afin de ne pas tourmenter davantage sa famille. Les registres des déportés libérés dans leurs lieux de déportation ne paraissent pas accessibles sur Internet. Ou simplement, du fait de sa haute compétence et des informations techniques et administratives, certainement difficiles à remplacer dans le cas de la poursuite de l’activité du port, comme Céline pense qu’au moment de la Libération il se trouvait à Batavia, (mais il me semble que Katja m’ait parlé d’une déportation), aurait-il été contraint en tant que prisonnier d’assister l’administration japonaise dans cette tâche, — sous la pression d’une menace contre sa famille détenue à Tjideng ? Mais c’est peu probable sinon l’information aurait été transmise.
À lire Romain et Céline, qui m’ont permis de corriger les dates biographiques dans l’hommage, si Romain m’a appris le nombre de frères et sœurs de Katja, d’après Céline les quatre enfants auraient été reclus avec leur mère à Tjideng. Toujours selon le registre dressé par les Anglais [9] à la libération des camps, en 1945, cinq personnes sont reportées au nom de Bottemanne-Dumont C, un nom composé qui comprend le patronyme familial et le nom de jeune fille de la mère de Katja, ainsi que l’initiale de son prénom, Catherine [10]. Aucune incertitude sur le fait qu’elle se trouvât au moins avec ses filles et libérée avec elles. Mais la tante évoquée par Céline portait-elle un autre nom (était-elle la sœur ou la belle sœur de Catherine) ? Si la tante portait par alliance un autre patronyme, alors les quatre enfants ensemble ont bien été libérés en même temps que leur mère. Dans ce cas, le frère séparé des femmes aurait été déplacé dans une partie divisée du même camp [11] – où il aurait trouvé son oncle ?
Toutefois au même registre on trouve les noms groupés « Dumont-van Dijl, H.W. » au compte de deux personnes, à Adek, un autre camp de Batavia [12] : l’oncle et la tante maternels ultérieurement déplacés dans un autre camp ? Car on apprend encore, à parcourir en ligne ce qui est accessible dans Google Books du livre de Lydia Chagoll (cité ici en note et en post-scriptum), sur son propre internement à Batavia, que les Japonais ne cessaient de déplacer des prisonniers d’un camp à l’autre dans Batavia et dans Java. On y apprend aussi qu’un second camp – terrible – exista à la fin de la guerre sous le nom de Tjideng II – en réalité le même ghetto que le premier mais transformé durant la dernière année, appauvri avec des règles durcies, une population sur-multipliée, des maisons sans porte ni fenêtres, et dans certaines maisons pas loin d’une centaine de personnes à la fois, forcément ne pouvant dormir... le camp est alors passé sous la direction du sinistre Capitaine Kenichi Sonei [13] d’une cruauté notoire, et cette dernière année la nourriture qui n’avait cessé de se réduire depuis 1942 finit par manquer radicalement.
Ainsi pourrait s’expliquer que l’échange de la montre paternelle contre une bouteille d’huile, dont une cuillerée administrée chaque jour aux enfants par la mère lui aurait permis de les protéger du pire de la sous alimentation, ait eu lieu tardivement. De telle sorte qu’une bouteille de la taille d’un magnum tel qu’il s’utilisait alors pour stocker des liquides alimentaires, ou même une bouteille ordinaire, aient pu suffire jusqu’à la fin [14].
Ce que nous avons déjà relevé à propos du père de Katja, c’est que nulle part ailleurs sinon au titre de la mère le patronyme « Bottemanne » n’apparaît dans la recension des prisonniers néerlandais des divers camps de Batavia, tous libérés par les Britanniques en 1945.
À la question du pourquoi Katja et surtout ses parents auraient pu paraître peu diserts sur ce qui leur était arrivé, il semble que quelques raisons majeures puissent l’expliquer :
— Sans doute qu’à l’instar des déportés français de retour d’Allemagne les déportés d’Indonésie de retour en Europe ne s’exprimèrent pas ou peu sur ce qui leur arriva – à la fois pour éviter la réactivation du traumatisme subi et pour se protéger d’une honte coupable, pudeur anticipant la peur de ne pas être crédibles, devant l’ignorance des autres. D’autre part, lorsque les rescapés les plus atteints par leur détention furent rapatriés aux Pays-Bas, ils débarquèrent dans un pays ruiné où régnait la misère, dont la société avait enduré les pires violences et les pires privations, particulièrement au début de la guerre avec le bombardement de Rotterdam, et à la fin avec la famine organisée par les forces d’occupation nazi — et pendant leur repli [15]. Tandis qu’au long de la guerre la population juive avait été généralement reléguée et dénoncée, puis raflée dans les pays collaborateurs du nazisme pour être déportée, et les détenus finalement rassemblés dans des camps d’extermination selon le projet d’Hitler, comme cela venait d’être révélé sans conteste au cours de la Libération dans l’hémisphère nord.
— L’horreur de la guerre sans merci qui venait de toucher les métropoles du colonialisme, maintenant à l’ouvrage de restaurer leurs démocraties et leurs économies disparues dans une Europe exsangue, dont les séquelles ne faisaient que commencer d’apparaître, prima certainement sur celle distante des colonies, dans les préoccupations néerlandaises in situ. Ainsi le souvenir vif des déportés néerlandais des Indes orientales occupées par les Japonais fut-il injustement floué et dut-il être refoulé dans un rapport de la signification publique de la souffrance entre le peuple natif, le peuple déplacé, et les populations déportées par les nazis en Europe.
— Enfin, la déportation lointaine par une des puissances de l’Axe dans une terre coloniale – natifs et colons – occupée par l’une d’entre elles, le Japon, où une guerre d’indépendance nationale radicale contre le colonialisme néerlandais s’entrelaça et succéda sans délai à cette occupation [16] , alors qu’une partie de la population néerlandaise expatriée était restée sur place, a certainement causé un changement immédiat dans l’ordre du jour des préoccupations gouvernementales aux Pays-Bas. Ce qui finit sans doute par s’établir de façon durable dans la mémoire populaire nationale, après que l’indépendance de l’Indonésie fut proclamée, les derniers habitants néerlandais étant à leur tour rapatriés. Cette situation ne favorisait pas une loi mémorielle car elle n’aurait pu suffire sans la reconnaissance après coup de l’abus de la colonisation.
On peut déplorer le manque d’informations des sources publiques pour palier à la rareté des sources privées, vient alors la réflexion suivante [17] : Sans me permettre de discuter largement la question morale ou le bien fondé social des lois mémorielles sur les désastres de l’humanité criminelle, en cette année de commémoration incontestée de la Shoah, et de l’ethnocide des Arméniens en Turquie une guerre avant, il paraît pourtant difficile d’ignorer combien la multiplication contradictoire des opportunités criminelles ethnocides y compris de masse, constituant des crimes imprescriptibles, depuis la première guerre mondiale jusqu’à nos jours, laisse de sentiments d’injustice voire d’amertume parmi ceux dont les victimes ne sont pas reconnues par tous, alors que cela constitue une partie des actes historiques engageant des responsabilités collectives.
Forcément il ne pourrait y avoir d’addition infinie de lois mémorielles qui ne finisse par étouffer complètement les libertés individuelles et sociales des vivants, non seulement par rapport au passé mais de plus dans un monde où de tels crimes ne cessent de se démultiplier et de se développer inéluctablement, avec le marché des armes, sous diverses formes et sous d’autres noms, et à de multiples titres. Mais à la conscience de ceux dépourvus des informations nécessaires pour accomplir leur deuil, que cela accable, même des décennies après, il ne peut y avoir de privilège de la surenchère ni de la loi qui justifie l’ellipse d’autres événements de l’histoire, face à ceux érigés en sanctuaire, sauf dans une abnégation coupable de soi – de se plaindre pour le moindre – ou le refoulement d’un sentiment d’injustice, si dans le meilleur des cas les gens se taisent. Alors, il n’est pas certain que les lois mémorielles soient une bonne façon collective de la société (sauf probablement de la part des nations responsables des crimes commis) de sanctuariser les horreurs de telle sorte que justice soit également rendue à tous les descendants des victimes de l’histoire, ni pour empêcher le recommencement de l’horreur, dans sa migration vers d’autres cas.
On peut considérer que l’empire du Japon avant même de rejoindre les forces de l’Axe en 1940 présida à des actes ethnocides durant l’occupation de la Chine, puis de l’Asie et des Indes orientales (population blanche inclus fut-elle coloniale), et on voit aussi que les témoignages et les archives commencent à émerger des publications signées par des protagonistes ou leurs héritiers, en anglais ou en néerlandais, ou par les administrations britannique et néerlandaise parvenues à l’échéance de devoir échanger et libérer l’information publique de leurs archives. Ce n’est qu’une question de temps.
Tout mon souvenir de Katja au-delà de ce qu’elle ait pu évoquer à mes oreilles par des mots crus et sans langue de bois sur ce qu’elle et sa famille avaient enduré, quelle que fût sa position, c’est que sa vision au-dessus des faits en-deçà était celle d’une femme de gauche, et au bout du compte forcément anti-colonialiste. Pourtant elle ne manquait pas d’évoquer brièvement les violences subies de nouveau par les néerlandais restés sur place pendant la guerre de la décolonisation. Ce qui ne lui rendait pas aisé de problématiser un récit, d’où qu’il arrivât sous la forme de fragments, déjà rares dans sa propre mémoire dû à un certain silence familial, et qu’elle n’en ait pas cherché de cohérence explicite. Ce sont des cailloux blancs laissés sur une terre noire...
Rien ne remplace jamais l’effort empirique et personnel de chercher, de comprendre et d’en communiquer le résultat.
Quand les documents n’ont pas disparu, tôt ou tard ils réapparaissent et se synthétisent dans une conjoncture aléatoire au moment voulu – ou non voulu.
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Un hommage qui recense quelques actes et une biographie de Katja Cavagnac a été publié le 30 janvier 2015 à cette page : www.criticalsecret.net/pour-katja-cavagnac-hommage,164.html.
Un conte dédié à Katja Cavagnac a été publié le 3 février 2015 à cette page : www.criticalsecret.net/pour-katja-cavagnac—la-hollandaise-volante-the-flying-dutch-girl,165.html.