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Qu’il était vert mon canapé ! - Pour Andrée Putman

Hommage à Andrée Putman

dimanche 20 janvier 2013, par Jim Palette

         La grande styliste post-moderne Andrée Putman, tout à la fois créatrice, productrice et éditrice de mobilier, et architecte d’intérieur, a quitté la vie le 19 janvier 2013, dans son domicile du VIe arrondissement, à Paris. Cependant, la ville pour lui rendre hommage s’était exceptionnellement revêtue de neige.
Elle avait quatre vingt sept ans. Une grande bourgeoise critique de la société de classe, une femme progressiste dans son travail et ses créations, inventive, précise, charismatique et géniale, et aussi comme entrepreneuse de réseaux qu’il s’agît de son rôle dans l’agence de Presse de la nouvelle création Mafia, fondée par la styliste Denise Fayolle avec Maïmé Arnodin (Maïmé Arnodin Fayolle Internationale Associés, 1968), ou des jeunes créateurs et des fabricants de la mode notamment en 1971 avec Didier Grumbach [1], pour la fondation des « Créateurs & Industriels ». Cultivée dans de nombreux domaines notamment dans l’histoire du design populaire français (mais bien sûr plus largement que concernant l’hexagone), et reprenant une idée du décorateur et designer de mobilier Francis Jourdain [2], qui avait créé en 1919, à Paris, la première boutique de mobilier à bon marché (avec un mobilier modulaire), elle est une des trois pionnières — sinon la pionnière — de l’accès au design pour tous, avec les nouveaux produits du mobilier modulable, comme des vêtements coordonnés, dans les magasins de masse Prisunic, au début des années 1960 [3]. Avant même que Terence Conran ait créé Habitat à Londres, en 1964 [4]. Après, qu’elle fut avant-gardiste et puis critique de l’avant-gardisme : c’est certain, et snobe — pourquoi pas vu son perfectionnisme et dans la mesure où elle créait pour tous et pour quelques uns, personne n’aurait pu le lui reprocher. Sa grandeur, son implacable lucidité, dont c’était aussi un bouclier. Toujours perchée sur de hauts talons fins et fumant des gauloises (?) avec un fume-cigarette — du moins encore le fume-cigarettes lorsque j’eus la chance de la rencontrer directement, la seule et unique fois, au cours d’un dîner chez Christiane Bailly et son mari, l’architecte Antoine Stinco, avec d’autres amis non moins honorables que nos hôtes. il y a une dizaine d’années — ou un peu plus ?... Je me souviens d’une femme à existentialisme radical, ou cathare (allez savoir... il aurait fallu la connaître davantage), sans illusion sur le monde, d’où l’engagement de créer un autre monde, harmonieux, pour environner le premier. Ce jour là Jean Baudrillard était en face d’elle : rien ne les opposait. Finalement elle n’avait même pas d’esthétique à défendre pour les autres, ce qui serait revenu à revendiquer un pouvoir, c’était une femme essentielle, pragmatique, puissante. On dit qu’au moment où elle se retira, en 2007, elle ignora sa retraite (boycott existentiel ou solidarité ?) Certes il faut en avoir les moyens, tout de même... Chapeau !
En son austérité critique, la tristesse et la cruauté des poètes.

A. G. C.


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Andrée Putman "architecture & morality+ 
« Andrée est partie dessiner les nuages 19.1.13 »
© Jean Charles de Castelbajac
Source FB Jean Charles de Castelbajac (avec son accord)


Pour Andrée Putman,

L’article qu’elle avait aimé et dont elle reparlait toujours avec drôlerie à ses amis, disant : « Un journaliste de Libé, je me demandais vraiment pourquoi !? »

Jim Palette



Qu’il était vert mon canapé


Libération, 24 janvier 1983

En cent intérieurs photographiés par Jacques Dirand, une promenade dans le Style Français


           É tait-ce l’odeur de la Tollens blanche cassée ou cette citation de Baudelaire : « Ses ailes de géant l’empêchent de marcher » accordée en guise d’introduction ironique à l’ouvrage, du haut de la plus haute marche de mon escabeau, j’eus soudainement envie de plonger au plus profond du goût. Pour ce faire, je pris garde tel un alpiniste dans les pires froids des cimes étrangères, de me munir d’un sherpa. Je passai une petite annonce. Impeccablement vétue de cuir noir, un sherpa qui était une sherpa se présenta à mon domicile. « Excusez-moi, je continue à badigeonner. Je vous écoute. »            Et de prendre connaissance de l’indispensable curriculum vitae. « Née dans ce qu’il est convenu d’appeler le berceau du bon goût, j’ai eu très tôt l’envie de lutter contre cette conception française dépassée de la perfection qui ressemblait un peu trop à ces ours en peluche usés par trop d’affection. » La dame fit une pause. « Pris à son propre piège historique, s’empêtrant dans les pompons, éternuant dans les velours, assoupi dans des fauteuils en simili Louis XV, le style classique français s’est laissé asphyxier par un passé trop riche. C’est la pendule sinistre au milieu de la cheminée avec un chandelier de chaque côté, dont naturellement on n’allume jamais les bougies. » Je tenais mon sherpa.            Elle sur le canapé, moi sur l’escabeau, nous entreprîmes l’ascension. « Dieu merci, dans les pays anglo-saxons, le bon goût n’existe pas. Et si je ne redoutais de choquer vos opinions que par ailleurs j’ignore, je vous dirais bien qu’"Une certaine idée de la France, cette si belle expression du nationalisme du général de Gaulle, a hélas quelque peu contribué à cet enterrement de première classe. »            Le rouleau à la main, continuant à travailler pendant que mon sherpa feuilletait avec beaucoup de conscience l’ouvrage, j’entendis des mots comme : « C’est joli, un meuble usé. » Nous vîmes passer « l’équilibre du rouge », chez François Baudot ; une cheminée de César dans une villa Second Empire ; un merveilleux lustre en cristal du XVIIIe (« Le plus grand bouleversement du design ! »). Je reconnus un tableau de Jacques Martinez, homme à contre-courant dans un salon lambrissé à Bordeaux, et un autre de Gilles Mahé, chez lui, à Garches.            Je finissais le plafond quand vint le sommet. La maison de Jean Lafont. Où des chaises gothiques trouent au sol une cathédrale fantastique. « Ça, c’est un chef-d’oeuvre. Mais l’homme est un chef-d’oeuvre ! » Puis, réfléchissant : « La désinvolture ! Voilà le mot qui revient quand on est séduit. C’est ce qui fait une maison ! Même photogénique, elle est ridicule. » Sur ce, nous prîmes congé.            Tout en lavant mes pinceaux, j’eus un hoquet. Sur le fond blanc cassé de l’appartement, qu’il était vert mon canapé !


© Jim Palette (en promenade avec Andrée Putman)


À propos de French Style, Éditions de l’Équerre.

Source Facebook Jim Palette / Notes — avec l’accord de l’auteur, que nous remercions chaleureusement.



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Vue du pont de la Tournelle
Paris, le 19 janvier 2013
Photo Daniel Guibert

Cliquer sur la photo pour voir le paysage.


* Si le tweet qui apparaît dans la fenêtre d’envoi est trop long, (le nombre de signes en excès apparaissant dessous, précédé de : "-") le raccourcir avant de l’envoyer, en prenant soin de ne pas supprimer le lien même de l’article.

Voir en ligne : Jim Palette & Jean-Pierre Gillard

P.-S.

Logo : Baudelaire étant cité par l’auteur au début de son article, voici un portrait d’Andrée Putman au chat (publié sans signature) extrait de athemarketplace.

- Depuis 2007, Andrée Putman a transmis à sa fille designer, Olivia Putman, la succession du Studio Putman.

- Le site officiel : http://studioputman.com/

- Facebook Studio Putman.

- Le site officiel JC de Castelbajac.

Notes

[1] Didier Grumbach, critique, historien et homme d’affaires, engagé dans le développement économique et novateur de la mode, créa avec Andrée Putman le réseau des « Créateurs & Industriels », d’où émergèrent un créateur ironique et passionnant de la trempe durable de Jean-Charles de Castelbajac, et d’autres fameux stylistes. Ici, on ne pourrait oublier de citer l’attachée de Presse Leila Gicquel, synchrone avec ces mouvements de transformation de la production du cadre de vie, intégrateurs de l’ultime esthétique de la modernité sociale ; seconde révolution industrielle de la marchandise (non la société du spectacle ni celle du signe, il s’agissait bien d’économie de la production des arts décoratifs en amont de la marchandise, même si La société du spectacle (Debord, 1967) et Le système des objets (Baudrillard, 1968) purent en surgir sans délai après Système de la mode (Barthes, 1967) ; elle-même anti-colonialiste et anti-impérialiste engagée, elle commença par se signaler à travers son travail pour les femmes dans le journal ELLE, dès les années 1950.

[2] Francis Jourdain, écrivain et artiste appliqué de l’art nouveau est d’abord fameux pour sa décoration de la villa Majorelle à Nancy ; ami des nabis, il opte sans délai pour le dépouillement moderne ; membre du groupe de Carnetin avec Léon-Paul Fargue et Charles-Louis Philippe, du vivant de ce dernier, de tendance socialiste anarchiste, il devient ensuite l’un des co-fondateurs du parti communiste français, après avoir été à l’origine de la première organisation syndicale des artistes, l’UAM (l’union des artistes modernes), ralliant des créateurs comme l’architecte Mallet Stevens et la designer Charlotte Perriand.

[3] Le premier chemin de création d’Andrée Putman dans le domaine du mobilier, à l’égide sociale de l’apport de Francis Jourdain, est parallèle (quoique respectivement et singulièrement) à celui de sa jumelle en création et amie, Christiane Bailly, styliste de la mode qui révolutionna le domaine du vêtement en Europe (inspirée par Madeleine Vionnet, la couturière des parisiennes dans les années 1930). Christiane Bailly inventa une singularité française extra-nationale, « le style » rapporté au prêt-à-porter pour tous, en accomplissant au long des années 1950 et 1960 une transformation technique et économique de la fabrication des vêtements féminins, en France puis en italie, qui favorisa leur production industrielle : la suppression du carcan et du coût des doublures permit de réaliser des vêtements au port souple, synchrones avec le corps, dans une visée du confort et de la fonctionnalité vestimentaires selon le génie de la rue (et rendu à la rue par l’accessibilité des prix). Elle fit des émules à la fin des années 60, à l’étranger comme en France, et la vogue du style « boutique » porta un coup fatal à la Haute Couture. C’est Yves Saint Laurent qui ressaisit le prêt à porter de luxe comme un nouveau département de la Haute Couture, notamment avec la création de ses tailleurs coordonnés noirs, veste jupe et pantalon, devenant en quelque sorte l’uniforme interchangeable des femmes exécutives voulant se désigner par la plus sobre élégance féministe, dans les Cities.

[4] Terence Conran créa le magasin Habitat avec l’idée de quelques créations personnelles portées par la reproduction industrielle de l’ancien mobilier pliable et fonctionnel local ou international des architectes modernes, avec une sélection des objets de l’environnement quotidien de la modernité devenus traditionnels, pour harmoniser le nouveau cadre du mode d’habiter.

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