par Glenn Greenswald
11 janvier 2017, 15h 35
The Intercept
EN JANVIER 1961, Dwight Eisenhower prononça son discours d’adieu après avoir servi deux mandats comme Président des États-Unis ; le Général cinq étoiles choisit d’avertir les Américains d’une menace spécifique contre la démocratie : « Dans les conseils de gouvernement, nous devons nous prémunir contre l’acquisition d’une influence injustifiée, recherchée ou non, du complexe militaro-industriel. Le danger de la montée désastreuse d’un pouvoir égaré existe et persistera. » Cet avertissement fut délivré avant les dix ans d’escalade de la guerre du Vietnam, avant trois décennies supplémentaires de la manie de la guerre froide, et avant l’ère post-9/11, qui ont radicalement élargi et même plus loin encore le pouvoir de cette faction non élue.
C’est la faction qui est maintenant engagée dans une guerre ouverte contre le Président-élu Donald Trump, dûment élu mais Président déjà largement détesté. Ils utilisent les tactiques sales de la guerre froide classique et lesdits ingrédients de ce qui jusqu’à présent était dénoncé comme des « fausses nouvelles ».
Les médias américains sont leur instrument le plus précieux, la plupart desquels révèrent dans une forme réfléchie, servent, croient, et se rangent du côté des responsables du renseignement cachés. Et les démocrates, toujours étourdis par leur perte électorale inattendue et traumatisante, ainsi que par un effondrement systémique de leur parti, divorçant apparemment de plus en plus avec la raison chaque jour qui passe, sont prêts — déterminés — à embrasser toute revendication, à applaudir toute tactique, à s’aligner avec n’importe quel scélérat, sans chercher en quoi ces comportements non étayés pourraient être indignes, et dommageables.
Les dangers sérieux posés par la présidence d’un Trump sont manifestes et nombreux. Il existe un large éventail de tactiques légitimes et efficaces pour combattre ces menaces : depuis des coalitions bipartites au Congrès jusqu’aux soulèvements citoyens, allant des contestations constitutionnelles légales à la désobéissance civile soutenue et offensive. Toutes ces stratégies se sont révélées périodiquement efficaces dans les moments de crise politique ou de transgression autoritaire.
Mais applaudir pour la CIA et son nuage d’alliés afin de subvertir unilatéralement les élections des États-Unis et d’imposer leur propre dictât politique au Président élu est à la fois tordu et autodestructeur. Habiliter les entités mêmes qui ont produit les atrocités les plus honteuses et la tromperie systémique au cours des six dernières décennies est un désespoir de la pire espèce. Exiger que des affirmations anonymes et sans preuves soient instantanément vénérées comme la Vérité — bien qu’elles émanent de l’enceinte propre à concevoir la propagande et le mensonge — est une attaque contre le journalisme, contre la démocratie et contre la base même de la rationalité humaine. Et casuellement marquer les adversaires nationaux qui refusent d’emboîter le pas comme des traîtres et des opérateurs déloyaux de l’étranger est moralement une faillite et une certitude que cela se retournera contre ceux qui le font.
Au-delà de tout cela, il n’existe pas de plus grande faveur que les adversaires de Trump puissent lui faire que de l’attaquer avec des impostures évidentes aussi basses, minables, en recrutant de grands médias pour montrer la voie. Quand viendra le temps d’exposer la corruption et la criminalité réelles de Trump, qui croira les personnes et les institutions qui auront démontré avoir été disposées à endosser n’importe quelles assertions en toute indifférence qu’elles fussent factuellement sans fondement, à déployer toute tactique journalistique en toute indifférence qu’elle fût non fiable et dépourvue des moyens de base d’en assurer l’exactitude ?
Tous ces ingrédients toxiques ont été en plein écran hier, quand l’État Profond a pourtant déclenché son assaut le plus sordide et agressif sur Trump : le fait d’investir la crédibilité puis la divulgation publique d’un document complètement incontrolé et non vérifié, compilé par un opérateur payé, tandis qu’il travaillait à la fois pour le Parti Républicain et les opposants démocrates de Trump, accusant Trump d’un large éventail de crimes, d’actes de corruption, et de conduite privée salace. La conséquence de tout cela illustre que si la présidence de Trump pose de graves dangers, il en va de même pour ceux qui sont de plus en plus désappointés dans leurs tentatives agitées, négligentes et destructrives, pour le saper.
PENDANT DES MOIS LA CIA, avec une clarté sans précédent, a ouvertement pesé de tout son poids pour soutenir la candidature de Hillary Clinton en cherchant à vaincre Donald Trump. En août, l’ancien directeur intérimaire de la CIA Michael Morell annonça dans le New York Times son appui pour Clinton et affirma que « M. Poutine avait recruté M. Trump comme agent involontaire de la Fédération de Russie », le général Michael Hayden, directeur de la CIA et de la NSA sous George W. Bush, a également approuvé Clinton et est allé au Washington Post pour avertir, dans la semaine précédant les élections : « Donald Trump ressemble vraiment à Vladimir Poutine » — ajoutant que Trump était « l’idiot utile, un naïf, manipulé par Moscou, qui le méprisait secrètement mais dont son soutien aveugle était accepté et exploité avec bonheur ».
Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi la CIA a préféré Clinton à Trump. Clinton fut critique qu’Obama limitât la guerre de la CIA par procuration en Syrie et était déterminée à étendre cette guerre, alors que Trump l’avait dénoncée. Clinton voulait clairement une ligne plus dure que celle adoptée par Obama contre les ennemis de longue date de la CIA à Moscou, tandis que Trump voulait des relations accrues et une plus grande coopération. En général, Clinton défendait et concevait la prolongation de l’ordre militaire international de plusieurs décennies dont dépendent la CIA et la prééminence du Pentagone, tandis que Trump — par un mélange toujours incertain d’instabilité et de conviction extrémiste — y opposait une menace.
Quel que soit le point de vue sur ces débats, c’est le protocole démocratique — l’élection présidentielle, le processus de confirmation, les dirigeants du Congrès, les procédures judiciaires, l’activisme citoyen et la protestation, la désobéissance civile — qui devrait déterminer la façon de les résoudre. Tous ces différends politiques ont été ouvertement discutés ; le public les a entendus ; et Trump a gagné. Personne ne doit être avide de la règle des chefs suprêmes de l’État Profond.
Pourtant, être avides du régime de l’État Profond est exactement ce que font les exécutifs démocratiques et les figures du journalisme de premier plan. Tout doute à ce sujet est maintenant dissipé. Juste la semaine dernière, Chuck Schumer [2] qui a émis un avertissement à Trump, disant à Rachel Maddow que Trump était « vraiment stupide » de contester la communauté du renseignement non élue, en raison de toutes les manières qu’elle possédaient pour détruire ceux qui osaient lui tenir tête :
Et la nuit dernière, de nombreux démocrates ont ouvertement embrassé et célébré ce qui était aussi complètement une tentative de l’État Profond de saboter ironiquement, par sa propre forme de chantage, un élu qui l’avait défié.
RETOUR À OCTOBRE, un fonctionnaire politique et ancien employé de l’agence de renseignement britannique MI6 fut payé par les Démocrates pour trouver de la saleté sur Trump (avant cela, il avait été payé par les républicains anti-Trump). Il essaya de convaincre d’innombrables médias de publier un long mémo qu’il avait écrit, rempli d’accusations explosives sur la trahison de Trump, sa corruption dans les affaires et ses escapades sexuelles, avec le thème primordial que Trump fut en rapport de servitude avec Moscou parce qu’ils lui faisaient du chantage et le soudoyaient.
En dépit de la profusion des accusations cela ne déboucha sur aucune publication dans les médias. En effet, il s’agissait de déclarations anonymes qui n’étaient accompagnées d’aucune preuve, et même dans le contexte plus permissif des nouveaux médias, personne ne fut disposé à y être associé de façon journalistique. Comme l’a posé hier soir le rédacteur en chef du New York Times, Dean Baquet, lui-même n’aurait pas publié ces allégations « totalement non étayées » parce que « nous, comme d’autres, avons enquêté sur ces allégations et ne les avons pas corroborées, et nous avons estimé qu’il ne faisait pas partie de notre travail de publier des choses sur lesquelles nous ne pouvions tenir ».
Le mieux que cet opérateur réussit fut de convaincre David Corn de Mother Jones pour publier un article le 31 octobre rapportant qu’« un ancien officier du renseignement de haut rang d’un pays occidental » affirmait avoir « fourni au [FBI] des notes, en fonction de ses interactions récentes avec des sources russes, assurant que le gouvernement russe depuis des années avait tenté de coopter et d’assister Trump ».
Mais comme il s’agissait simplement d’une allégation anonyme non accompagnée d’éléments de preuve ou de détails (que Corn refusa), il eut très peu d’impact. Tout cela a changé hier. Pourquoi ?
Ce qui a changé, c’est la résolution de la communauté du renseignement de faire en sorte que tout cela devienne public et crédible. En décembre, John McCain fournit une copie de ce rapport au FBI en exigeant qu’il soit pris au sérieux.
À un moment donné, la semaine dernière, les chefs des agences du renseignement ont décidé de déclarer que cet ex-officier du renseignement britannique était « suffisamment crédible » pour justifier que ses allégations justifient un briefing à la fois de Trump et d’Obama à leur sujet, émettant ainsi une sorte de confirmation officielle vague, indirecte, de ces accusations contestables. Quelqu’un — en apparence, de nombreux fonctionnaires — est ensuite allé à CNN pour informer le réseau de ce qu’ils avaient fait, provoquant l’intervention à l’antenne de la chaîne dans le cadre d’un « Flash spécial », pour annoncer sur le ton le plus grave que « les responsables supérieurs du renseignement national » informaient Obama et Trump que la Russie avait compilé des informations qui « compromettaient Trump le Président élu ».
CNN refusa de donner des précisions sur ces allégations au motif qu’ils ne pouvaient « les vérifier ». Mais en mettant ce document entre les mains de multiples médias, il n’y avait plus qu’une question de temps — une courte période de temps — avant que quelqu’un ne fît le pas et publiât le tout. BuzzFeed s’en chargea sans délai, diffusant toutes ces revendications anonymes et invérifiables au sujet de Trump.
Son rédacteur en chef, Ben Smith, publia une note pour expliquer cette décision, affirmant que, bien qu’il y ait « de sérieuses raisons de douter de ces allégations », BuzzFeed en général « penchait du côté de la publication » et que « les Américains pouvaient faire leur affaire que « l’édition de ce document générât un trafic de masse pour le site (et donc un profit), avec des millions de personnes pour regarder l’article, et probablement lire le « dossier ».
On peut certainement objecter à la décision de BuzzFeed, or de nombreux journalistes le font, comme cela a été noté dans le New York Times ce matin. Il est presque impossible d’imaginer un scénario justifiant qu’un canal d’information publie un document totalement anonyme, non vérifié, invérifiable, rempli d’allégations ignobles et incendiaires, — et dont le propre rédacteur en chef dise qu’il y ait « de sérieuses raisons de douter des allégations » — au motif de vouloir laisser le public décider s’il faut y croire.
Mais même si l’on croit qu’il n’existe aucun cas où cela soit justifié, les circonstances d’hier ont présenté le scénario le plus convaincant possible pour le rendre significatif. A partir du moment où CNN fit fortement allusion à ces allégations, cela laissa l’imagination publique conjecturer que la saleté de Russie ait fait du chantage pour contrôler Trump, pourtant en publiant ces accusations, BuzzFeed mit fin à cette spéculation. Et plus important encore, cela permit à chacun de voir à quel point ce document, que la CIA et CNN avaient élevé dans une sorte de grave menace pour la sécurité nationale, était douteux.
PRESQUE IMMÉDIATEMENT après sa publication, le caractère truqué du « dossier » devint manifeste. Non seulement son auteur est anonyme, mais il a été payé par les Démocrates (après l’avoir été par les adversaires républicains de Trump) pour déterrer la crasse de Trump. Pire encore, l’auteur ne cite aucune preuve de quelque sorte qu’elle soit, mais il s’appuie sur une série d’autres personnes anonymes en Russie dont il prétend qu’elles lui auraient dit ces choses. Pire enfin, le document est rempli d’erreurs d’amateurisme.
Bien que nombre de ces revendications soient intrinsèquement non vérifiées, certaines peuvent être confirmées. Telle l’affirmation selon laquelle l’avocat de Trump Michael Cohen aurait secrètement voyagé à Prague en août pour rencontrer des responsables russes, qui a été fortement niée par Cohen, insistant sur le fait qu’il n’allât jamais à Prague dans sa vie (Prague est le même lieu que celui d’une réunion inexistante en 2001, entre les responsables irakiens et les pirates de l’air du 11 septembre, qui aussi tard qu’à l’automne 2003 contribua encore à faire croire, pour 70 pour cent des Américains, que Saddam eût personnellement planifié l’attaque du 11 septembre). Ce matin, le Wall Street Journal a rapporté que « le FBI n’avait trouvé aucune preuve que [Cohen] eût voyagé en République Tchèque ».
Rien de tout cela n’a empêché les opérateurs démocrates et les personnalités des médias de traiter ces allégations totalement non vérifiées et non véridiques comme des révélations sérieuses. De Vox de Zack Beauchamp :
Borzou Daragahi de BuzzFeed a posté une longue série de Tweets discutant les profondes conséquences de ces révélations, se rappelant seulement occasionnellement d’insérer dans ses méditations la mise en garde journalistique « si c’est vrai », non sans importance :
Cependant, la commentatrice libérale Rebecca Solnit déclara qu’il s’agissait d’une « preuve tangible » prouvant la « trahison » de Trump [3], tandis que Markos Moulitsas de Daily Kos émettait dans le même thème [4] :
Pendant que certains démocrates émettaient des notes de réserve, Josh Marshall du côté loyaliste recommanda avec insistance : « Je dirais qu’en examinant les informations brutes et extrêmement cruelles, les gens devraient conserver leur scepticisme, même s’ils pensaient à juste titre que Trump fût le pire » [5]. Comme dans tous les autres cas où la CIA et ses alliés publièrent des allégations non vérifiées sur Trump et la Russie : adoption immédiate des assertions sans preuve comme Vérité, combinées avec des proclamations démontrant le statut de traître de Trump (inclus quiconque exprimant le scepticisme désigné comme escroc ou agent du Kremlin).
IL EXISTE ICI un danger réel que cette manœuvre puisse se retourner durement, au grand avantage de Trump et au grand détriment de ceux qui veulent s’y opposer. Si l’une des revendications importantes de ce « dossier » se révèle probablement fausse — tel le voyage de Cohen à Prague — beaucoup de gens concluront, avec l’encouragement de Trump, que les grands médias (CNN et BuzzFeed) et les factions anti-Trump à l’intérieur du Gouvernement (CIA) déploient des « fausses nouvelles » pour le détruire. Aux yeux de beaucoup de gens, cela déconsidérera pour toujours, et les rendant inopérants, les futurs exposés journalistiques basés sur des actes réels et corroborés.
Au-delà de cela, la menace de se soumettre à la CIA et de l’habiliter à régner en dehors du processus démocratique est, comme l’a dit Eisenhower, un danger encore plus grave. La menace d’être gouverné par des entités incontrôlées et non élues est évidente et sérieuse. Cela est particulièrement vrai quand l’entité derrière laquelle tant de personnes se rassemblent tient une histoire longue et délibérée de mensonges, de propagande, de crimes de guerre, de torture et des pires atrocités imaginables.
Toutes les allégations concernant l’ingérence de la Russie dans les élections américaines et les liens avec Trump devraient être pleinement étudiées par un organe crédible, et les preuves devraient être publiquement révélées dans toute la mesure du possible. Comme mon collègue Sam Biddle [6] l’a soutenu la semaine dernière après la divulgation du rapport de la communauté du renseignement truqué sur le piratage russe — dont même les ennemis de Poutine se moquaient comme une mauvaise blague — le manque total de preuves pour ces allégations signifie que « nous avons besoin d’une enquête indépendante et résolue ». Mais jusqu’à présent, les assertions qui ne sont pas accompagnées par des preuves et diffusées anonymement devraient être traitées avec le plus grand scepticisme — non prodiguées par une crédulité guidée par la convenance.
Plus important encore, les tactiques légitimes et efficaces pour s’opposer à Trump sont totalement submergées par ces croisades ad hoc, irrationnelles, désespérées qui n’ont pas de stratégie convaincante et font que leurs adversaires semblent de plus en plus dépourvus de raison et de sérieux. À l’heure actuelle, les opposants de Trump se comportent comme le critique de médias Adam Johnson le décrit : comme une méduse idéologique, flottant alentour sans but et perdue, désespérément verrouillée sur quelle barge qui passe [7] .
Il existe des solutions à Trump. Elles impliquent une stratégie raisonnée et la focalisation des observateurs sur les questions dont les gens se soucient réellement. Quelles que soient ces solutions, vénérer la communauté du renseignement, implorer son intervention, et assimiler à la Vérité ses sales et sombres assertions, n’en fait certainement pas partie. Sinon pour n’obtenir probablement aucun bienfait de ce qui a déjà fait beaucoup de mal.
Traduction par Louise D. (si d’aventure le lecteur pensait tomber sur un contresens merci d’échanger à ce propos en envoyant un email — cliquer sur le nom de la traductrice et utiliser la fenêtre de message sous sa note biographique)