- Edwige Belmore et sa chienne chihuahua Isabel
photomontage par David Frenchd
envoyé dans le facebook de l’auteur le 4 octobre 2005
(fond de Biscayne Bay vue de Legion Park)
La plupart écriront sur sa vie, je vais écrire sur sa mort.
Je vais écrire sur sa mort parce que ce fut incroyablement surréaliste et beau, parce qu’elle s’est donné une seconde chance pour la dignité et pour la grâce, dans un monde qui renonce en rejetant les beautés de portée internationale quand elles ne sont plus tout à fait jeunes, ni aussi belles.
Rejetées quand elles sont compliquées et maladives, quand elles sont fatiguées dans un monde désenchanté, quand elles ont des plaies et des douleurs, et des lunettes de vue et les rides couvrant ces visages sur lesquels des millions de personnes se sont projetées — une vie de style de puissance et de sexe inaccessible mais qui pouvait devenir la leur, le temps d’un coup d’œil.
Edwige avait cette beauté, se catapultant depuis le couvent d’une petite ville française jusqu’aux hauteurs vertigineuses des gens les plus puissants du monde de la mode, de la musique, de la culture pop et de l’art qui s’étirait de Paris à Tokyo à la ville de New York.
Une Marlène Dietrich de notre époque, avec ses costumes de garçon, et la coupe de sa coiffure blonde, c’était une bombe, cravates et tatouages, lames et talons aiguilles, elle traversait les grands étangs avec classe, élégance, et la détermination des Punks.
Cette fille pouvait changer la température dans une pièce.
Aussi les noms du gratin répondirent à l’appel — Jean Paul Gaultier, Thierry Mugler, Andy Warhol, Bianca Jagger, Grace Jones, Sade. Le demi-monde androgyne défaillit à ses pieds bien chaussés.
Je l’ai rencontrée à l’Area en 1983. Je dansais aux sons de DJ hypnotiques, parmi les projections et les installations et tant de belles personnes. Sur mes pantalons de cuir je portais un haut fluide aux impressions de cachemire, un mélange de hippie et de punk de haut en bas. Un regard échangé à travers la piste de danse, puis ce furent les yeux fermés. Elle en costume noir avec une chemise rayée blanc et rouge, vêtements masculins chics, des chaînes autour de son cou, ses cheveux d’un blond exquis et ses lèvres rouges. Elle arriva d’un pas balancé et simplement nous avons commencé à danser. Environ une heure plus tard elle saisit ma main et me dit, d’une voix embuée avec un accent français : « Veux-tu venir à la maison avec moi ? » J’ai incliné la tête pour dire oui. Je ne savais même pas son nom. À la porte nous avons dévalé dans les rues sales du centre-ville, avons hélé un taxi pour aller dans son lieu, un immeuble étroit sans ascenseur campé dans Lower East Side.
Nous sommes tombées dans le lit, elle m’a juste étreinte avec force et s’est endormie. Le lendemain, comme j’avais une souscription pour un club Santé sur la 13e rue, j’ai dit « allons nager ». Elle a dit « oh ouais, magnifique » alors nous y sommes allées. Dans le vestiaire pour dames elle se déshabilla, et quand elle avança, ce furent pour elle les lapines bien roulées de la salle de sport du Village scotchées par ses cicatrices, ses tatouages et ses manières de garçonne. Deux mètres de haut, pieds nus. Cela devint une routine.
Nous allions danser, marcher dans les rues branchées d’où étaient les clubs dans lesquels elle se produisait de temps en temps, chantant Falling in love again et My funny Valentine. Je commençai à voir une guitariste et les choses devinrent gênantes quand elle emménagea comme sa colocataire. Mais tout autant elle avait un autre amour à ce moment là. C’étaient les années 80, le tout était d’être amoureux et de faire la guerre à l’embourgeoisement.
Puis un jour elle venait de partir, pour Tokyo ou Dallas, ou quelque part où l’argent appelait la muse et sa façon d’être. Je n’allai pas la revoir pendant de nombreuses années. Vers 2011 j’ai entendu dire qu’elle travaillait à la boutique-galerie d’Agnès B à Soho, et j’y allai dans l’intention de la voir, attendant des heures à boire des cafés dans la galerie. Elle ne se présenta pas au travail.
Deux ans plus tard, je me trouvai à Miami et appris qu’elle y était, enfin je la retrouvai et une fois de plus elle apparut en chemise rayée rouge et blanc, ses cheveux longs et noirs, son visage de chérubin porté par ses pommettes incroyablement hautes, avec des lunettes aux verres encadrés de noir perchées sur ce nez parfait. Les tatouages qui disaient « Je t’aime » en 5 langues filaient sur ses bras minces grimpant jusqu’à son cou, s’écrivaient à travers sa clavicule et serpentaient en descendant le long de ses jambes. C’était un projet personnel pour lequel elle avait demandé à tous ses amours et amis de lui envoyer par courriel une note manuscrite de leur propre main, qu’elle allait implanter à l’encre sur son corps.
Nous déjeunions de moules et d’une salade quand elle me raconta l’équipée sauvage de son voyage spirituel une fois les caméras éloignées, amour perdu à New York, elle commença à boire, perte de son travail et de son appartement. Elle but une bouteille de vodka dans le train pour Coney Island et elle continua par elle-même vers la mer, avança dans le ressac avec ses pantalons en cuir, sa veste, ses bottes et tout, décidée à ne jamais refaire surface.
Elle s’évanouit, s’échoua, se réveilla dans un hôpital. Dépourvue de pièce d’identité et sans assurance de santé, ils s’en déchargèrent après trois jours, lui tendant un sac rempli de ses vêtements glacés encore imbibés d’eau de mer. Tremblante de froid dans les rues elle lança un appel désespéré à une amie qui avait les moyens et celle-ci lui arrangea un vol pour Miami, et un séjour dans un centre de désintoxication. Des mois plus tard une autre amie, magnat de l’immobilier, lui offrit un appartement et un travail d’artiste en résidence à l’hôtel Vagabond, nouvellement ouvert dans une merveille moderne du milieu du siècle, sur le boulevard Biscaynen autrefois miteux de Miami. Maintenant elle avait un endroit pour vivre, travailler, organiser des événements, créer de l’art pour les murs du lobby et même jardiner, une tâche que l’ancienne noctambule attaqua avec un esprit de revanche dans le chaud soleil tropical.
Les week-ends je venais séjourner dans les chambres luxueuses qu’elle compensait pour moi, je m’asseyais sur les chaises longues au bord de la piscine, au loin elle taillait les frondes de palme géante avec des machettes et le taille-haie. Un jardinier glamour qui arborait toujours du rouge à ses lèvres, des vêtements élégants, ses ceintures-chaînes, ses bijoux et ses multiples piercings, aux oreilles, au sourcil, aux mamelons.
Nous avions repris l’habitude de sortir, d’aller à des vernissages, aux événements de la mode, de tester les super nouveaux restaurants de quartier. Au mois d’octobre dernier, elle avait besoin d’acheter des décorations pour la fête d’Halloween à l’hôtel, alors je l’ai conduite à Party City, le grand entrepôt d’approvisionnement d’horreur, avec son éclairage fluorescent, elle n’a pas pu s’empêcher de nous faire essayer les masques de gorilles et les chapeaux de sorcières et de jouer avec les fusils et le faux sang, nous faisant rire à nous rouler par terre.
Pendant la foire internationale de l’art, au mois de décembre, elle a mis en scène un événement fascinant, avec son buste dénudé jusqu’en bas de la taille, pour l’artiste Kenny Scharf, qui lui dessina sur le dos un nouveau tatouage s’étendant de son cou jusqu’à son cul. Parmi la foule qui regardait cette nuit là, au Kenny Scarf Garden, la designer Maripol et Kembra Phahler, du Voluptuous Horror of Karen Black, l’artiste Oliver Sanchez et d’autres, têtes de file des années 80. Un spectacle vieille école, par excellence.
Mais sa perte de poids était alarmante, elle se fatiguait facilement et parla de douleurs et de mystérieuses courbatures. Les années de drogue, de voyages et de boissons, étaient aussi visibles que les tatouages sur ses bras. « J’ai oublié mon Geritol » [1] ironisait-elle. Pourtant, elle était toujours d’humeur joyeuse, reconnaissante d’avoir cette chance sous le soleil.
En juin, elle se fit dire que sa maladie transmise par le sang devenait plus sérieuse et qu’elle pouvait perdre une jambe. Début septembre, elle était à l’hôpital.
Mardi matin [2], je reçus un appel me disant qu’elle pourrait ne pas passer la journée. Je n’ai conduit à 120 à l’heure jusqu’au parking de l’hôpital que pour y apprendre par téléphone qu’elle venait de mourir. À la réception où ils ne parvenaient pas à la trouver, j’ai cherché à localiser sa chambre. J’ai tenté un dernier nom que dans le passé j’avais vu une seule fois dans ses affaires personnelles, je découvris que c’était son vrai nom, celui que personne ne connaissait depuis des décennies.
Abasourdie je marchai jusqu’à sa chambre, pour y trouver cinq de ses amis tranquillement debout à son chevet. Eddie était toujours dans le lit, entouré de rideaux blancs qui ondulaient, une couverture blanche la recouvrait jusqu’au menton, son visage au masque de mort serein, des fleurs roses disposées en halo autour de ses cheveux.
Ses amis lui avaient chanté et joué ses musiques, lu les messages qu’elle recevait, et avaient même introduit furtivement dans sa chambre sa petite chienne chihuahua, quelques jours plus tôt. Je lui caressai les bras, embrassai son front froid et lui dis au revoir. J’avais souhaité pouvoir regarder ses tatouages d’amour une dernière fois.
Plus tard, au bar du Vagabond, je pleurai tandis que les nuages affluaient et le tonnerre grondait, réalisant qu’elle s’était réellement donné une seconde chance pour partir avec grâce, entourée dans la lumière blanche par les gens qui l’aimaient, au lieu de disparaître isolée dans les eaux agitées et froides de l’Atlantique. Ceux de la belle époque qui ont donné avec une telle férocité sont peu nombreux.
© Sandra Schulman
Traduction Aliette Guibert pour criticalsecretSource : Sandra Schulman, « Death of a Glamazon. A Tattooed Love Letter to Edwige », Please Kill Me, September 26, 2015.
Edwige, Arto, Mathématiques modernes, « Disco Rough » — France ; Drums : Herve Zénouda ; Engineer [Sound] : Bruno Vanrib ; Producer : Jacno ; Written-By : Edwige Belmore ; Written-By, Arranged By : Claude Arto ; Recorded and mixed at Studio Beaubourg, May 1980. Registered at Studio Auteuil ; Production Dorian.
Les blogs d’Edwige Belmore :
Son facebook, où il est possible de remonter le cours de ses envois en empruntant le menu des années dans la colonne à droite : https://www.facebook.com/edwige.belmore/ (depuis 2008).
Photo et arts décoratifs (les « plumes » pour des pendentifs sont des métamorphoses évolutives des lames fabriquées maison du « shiv art » des Punks et des Goths) :
« The I within your imagination » (within.tumblr.com, depuis 2012).
« belmore » (belmore.nyc.tumblr.com, depuis 2012).
Poésie :
« discorough-edwige Belmore », Blogger, (depuis 2006).
- Edwige Belmore : « my prayer on a rock »
publié dans son facebook le 28 Mai 2009
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Festival de Cannes 2011, Edwige, interviews dans le cadre de la présentation du film de Jérôme de Missolz Des jeunes gens modernes (sélection de La quinzaine des réalisateurs) :
Vogue.it (in english)
Yagg (en français)
La dernière interview enregistrée et publiée d’Edwige — automne 2014 — elle évoque son expérience d’avoir participé à la fondation du Starck Club de Dallas. (in english)
Edwige Belmore - THE STARCK CLUB | A STARCK Project from M3 Films LLC on Vimeo.