Lettre ouverte à Claude Guéant
6 février 2012
Objet : Vos déclarations sur les civilisations
N/réf : CAB/SL/JFL/SN/N°2012
LETTRE OUVERTE A M. CLAUDE GUEANT,
MINISTRE DE L’INTERIEUR
M. le Ministre,
Votre venue en Martinique dans les jours qui viennent, m’oblige à vous rappeler que cette terre a vu naître Aimé Césaire, Frantz Fanon, Edouard Glissant. Qu’elle a été aimée par des hommes aussi admirables que furent Victor Schœlcher, André Breton, Léopold Sedar Senghor, Claude Lévi-Strauss, et de manière plus proche encore, par Léopold Bissol, Georges Gratiant, ou Camille Darsières, pour ne citer que quelques-uns de nos grands politiques.
Ces hommes furent de grands humanistes. Leur vie et leurs combats se sont situés en face de ces crimes que furent la traite, l’esclavage, les génocides amérindiens, les immigrations inhumaines, ou la colonisation dans tous ses avatars… Tous ont combattu la pire des France : celle qui justifiait les conquêtes et les exploitations, et bien d’autres exactions dont les cicatrices sont inscrites dans nos paysages. Cependant, je n’ai jamais entendu un seul de ces hommes lister ces attentats pour décréter que la civilisation européenne, ou que la culture française, serait inférieure à n’importe quelle autre. Je ne les ai jamais entendus prétendre que le goupillon de la chrétienté (qui a sanctifié tant de dénis d’humanité) serait plus primitif que tel bout liturgique d’une religion quelconque.
Toujours, ces hommes ont établi la distinction entre cette France de l’ombre et la France des lumières. Pour combattre l’ombre qui menaçait leur humanité même, ils se sont référés à la France de Montaigne, de Montesquieu, de Pascal, de Voltaire, de Condorcet ; à celle qui s’est battue pour abolir la traite, puis l’esclavage, qui a supprimé la peine de mort du code de ses sentences ou qui a accordé aux femmes le droit de vote et celui de disposer de leur maternité… A s’en tenir à votre logique, ils auraient eu mille raisons de condamner la civilisation occidentale, et de renvoyer aux étages inférieurs bien des cultures européennes.
Voyez-vous M Guéant, vos chasses à l’immigré (qu’il soit en règle ou non), ou la hiérarchisation que vous célébrez sans regrets ni remords entre les cultures et les civilisations, vous ont enlevé la légitimité dont a pourtant besoin votre prestigieuse fonction. Vous portez atteinte à l’honneur de ce gouvernement, et à l’image d’une France qui visiblement n’est pas la vôtre, mais que nous, ici, en Martinique, avons appris à respecter.
Toutes les civilisations ont produit, et de manière équivalente, des ombres et des lumières. Mais si les ombres n’ont jamais triomphé très longtemps, si beaucoup d’entre elles ont disparu dans les oubliettes de l‘histoire (en compagnie de régimes politiques ou religieux quelque peu lamentables), c’est simplement parce que des hommes de bon sens, pétris d’humanisme et de haute dignité, ont exalté les parts lumineuses que toutes les civilisations de l’homo-sapiens ont mises à notre disposition.
Les civilisations se sont nourries de leurs lumières mutuelles pour mieux combattre leurs propres ombres. Dans une transversale célébration et de grande foi en l’Homme, ces hommes ont honoré les lumières d’où quelles viennent ; les lumières se sont reconnues entre elles ; leurs signaux réciproques ont conservé intact (de part et d’autre des lignes de partage ou de conflit) un grand espoir d’humanité pour tous. Grâce à eux, nous savons qu’il est dommageable de considérer l’ombre, ou de s’en servir à des fins qui ne grandissent personne. Ils nous ont donc appris à nous écarter de ceux qui l’utilisent, et qui, par là même, la transportent avec eux.
M. Guéant, fouler le sol martiniquais, c’est toucher une terre que des hommes comme Aimé Césaire ont fécondé de leur sang. Un sang qui s’est toujours montré soucieux de l’humanisation de l’homme, du respect des civilisations et de leurs différences.
Ce serait donc comme une injure à leur mémoire, à leur pensée, à leurs actions, que de vous laisser une seule minute imaginer que vous serez le bienvenu ici. C’est par-dessus vous, et du plus haut possible, que nous renouvelons à la France des lumières toute notre considération, et confirmons notre respect pour les valeurs républicaines qui, contrairement à celles dont vous êtes le héraut, sont à jamais très opportunes chez nous.
Serge Letchimy
Source Ras l’front Isère
Ce courrier a été suivi d’une confirmation de tous les députés antillais excepté celui de l’UMP que le ministre ne soit pas davantage bienvenu dans leurs circonscriptions et d’un soutien de tous les députés de gauche ultramarins sans exception, à Serge Lechtimy, parmi lesquels le député réunionnais quoi qu’il n’ait pas la réputation d’être son ami. Voici l’intégralité du courrier des "Députés d’Outre-mer au Président de l’Assemblée Nationale" :
Paris, le 11 février
Monsieur le président,
La prochaine réunion du bureau de l’Assemblée nationale aurait été avancée au 14 février, alors que celle-ci était prévue le 22, dans le seul but de statuer sur le "cas" de notre collègue député de la Martinique, Serge Letchimy, en vue de lui infliger une sanction à la suite de la question qu’il a posée le 7 février au ministre de l’Intérieur.
Aucune sanction ne nous paraît devoir être prononcée.
Nous, députés de tous les outre-mers, nous considérons en effet que rien dans les propos de notre collègue ne vient étayer l’interprétation qui en a été faite par le Gouvernement et le groupe majoritaire.
Serge Letchimy n’a jamais traité le ministre de l’Intérieur de « nazi », ni de promoteur des camps de concentration. Avec sa sensibilité, avec l’héritage politique qui est le sien, il rappelait une évidence sus la forme d’un syllogisme que les tourments de l’histoire humaine illustrent sans peine : si l’on attribue une valeur différente aux civilisations, si l’on cherche à les hiérarchiser en considérant que telle ou telle serait "supérieure" à une autre, alors le pire peut advenir et le pire, plusieurs fois, est advenu.
Dans les territoires de l’Outre-mer français dont nous sommes les élus et dont les liens avec la République se sont forgés le long d’un chemin tortueux, ces propos ont été ressentis comme une vieille blessure que l’on aurait cherchées à rouvrir. Les mots de Serge Letchimy ont été perçus comme la réponse que commandait notre dignité. S’il venait à être sanctionné pour cela, ce serait un terrible camouflet et une insondable humiliation que l’Assemblée nationale infligerait aux peuples d’outre-mer à travers son éminent représentant. Le coup serait sévère pour ce pacte républicain que, tous, nous défendons.
Monsieur le président, vous avez su faire preuve durant la législature de la hauteur de vue et de l’indépendance d’esprit nécessaires à vos fonctions. Nous voulons croire que vous saurez puiser dans ces qualités que nous vous connaissons, pour mettre un terme à cette mauvaise polémique.
Nous vous prions d’agréer, Monsieur le président, l’expression de notre respectueuse considération.
Victorin LUREL Jeanny MARC Christiane TAUBIRA Louis-Joseph MANSCOUR
Alfred MARIE-JEANNE Annick GIRARDIN Patrick LEBRETON
Chantal BERTHELOT
Huguette BELLO
Source Martinique France-Antilles