- Le réalisateur Mario Handler
- Coloquio tras la proyección de ’Decile a Mario que no vuelva’
de Mario Handler
Madrid, Casa de América, le 11 mai 2012
dans le cadre de la célébration de l’Uruguay
à la Muestra de la Documenta
CC certains droits réservés Casa de América
Dans quelques mois, en France, nous allons sans doute célébrer ou plutôt nous souvenir d’un triste anniversaire lié à l’événement marquant qui se déroula le 11 septembre 1973, au Chili. Ce jour-là, le général Pinochet perpétrait un coup d’État contre un gouvernement de gauche démocratique (dit d’Unité Populaire) dirigé par Salvador Allende, qui préféra se suicider plutôt que de se rendre ou de capituler face à ses agresseurs. Toutefois, il est probable qu’un autre événement, aux moindres répercussions à l’échelle internationale mais pas à l’échelle nationale ni continentale, soit oublié : le coup d’État militaire en Uruguay, le 27 juin 1973, qui ouvrit une période de dictature non moins sombre, sur un peu plus d’une décennie (jusqu’en 1985).
Il paraît intéressant de se pencher sur le parcours d’un cinéaste uruguayen né à Montevideo en 1935, Mario Handler, qui a vécu en exil au Venezuela durant près de deux décennies [1]. Intéressant pas uniquement pour cela, car il est l’auteur d’un documentaire aux allures d’important témoignage sur la mémoire de la dictature en Uruguay, sur la manière dont elle a été vécue et ressentie par ses compatriotes restés au pays. Ce film s’intitule « Dis à Mario qu’il ne rentre pas » (Decile a Mario que no vuelva, 2008), référence aux propos de Mauricio Rosencof [2] pendant sa détention, pouvant tout juste susurrer à l’intention de son épouse, venue le visiter au parloir, ces quelques mots : « Dis à Mario qu’il ne rentre pas », afin qu’elle transmette à Mario Handler qu’il ne revienne surtout pas en Uruguay — où il risquait de se faire arrêter. Dans ce documentaire, Mario Handler, sans renier ses convictions mais sans sectarisme, donne à la fois la parole à d’anciens Tupamaros, à d’anciens agents de la répression (de l’armée et de la police), qu’ils aient accepté ou refusé d’avoir eu recours à la torture, à des personnes comme le musicien engagé Mauricio Vigil [3], le romancier Carlos Liscano [4], arrêté en mars 1972, avant le coup d’État, les dirigeants Tupamaros Jessie Macchi, Mauricio Rosencof (déjà cité) — tous les deux prisonniers-otages, durant la dictature.
A bien des égards, le parcours de Mario Handler semble exemplaire de cette génération issue des classes moyennes qui accède à l’université à la fin des années 1950 et dans les années 1960, comme le rappelle la sociologue Polymnia Zagefka [5], et qui prend conscience des profonds blocages présents dans les sociétés latino-américaines. Soit une jeunesse qui se radicalise progressivement, avec cette profonde volonté, cette aspiration au changement qui donne lieu à diverses formes d’engagement. Ces années-là, le cinéma d’auteur (notamment avec Glauber Rocha, Ruy Guerra, parmi les plus talentueux) et le documentaire militant ou critique (avec Fernando Solanas, Mario Handler, parmi les plus remarquables), s’emparèrent sans ambages de ces questions — de nombreux cinéastes de cette génération seront contraints de s’exiler durant les dictatures, certains seront assassinés au Chili ou en Argentine.
Le parcours cinématographique de Mario Handler commence avec quelques courts-métrages, parmi lesquels « Carlos, ciné-portrait d’un vagabond à Montevideo » (Carlos, cine-retrato de un “caminante” en Montevideo, 1965) où il appréhende la ville, la capitale uruguayenne, par le biais des déambulations d’un vagabond nommé Carlos. Au gré des rencontres, des errances de Carlos, le spectateur le suit et le film dégage une impression profonde de liberté ; rien ne semble avoir été préparé à l’avance, et la caméra de Mario Handler — toujours subtile et très attentionnée — parvient à trouver la juste distance pour filmer Carlos et ses amis avec beaucoup d’empathie, sans paternalisme ni voyeurisme, et sans rien perdre de leur spontanéité. En 1966, il co-réalise « Élections » (Elecciones) avec Ugo Ulive, analyse judicieuse et ironique d’une campagne électorale à la ville et à la campagne, avec sa théâtralité, son lot de démagogie et de mensonges, — sans doute l’une des meilleures descriptions d’une élection en Amérique latine, avec Maranhão 66 ou Terre en transe (tous deux signés du brésilien Glauber Rocha en 1966-67), ou « Mexique, la Révolution congelée » (Mexico la revolución congelada, 1970) de l’argentin Raymundo Gleyzer. À propos de ce film, dans un entretien avec Julianne Burton [6], l’uruguayen Mario Handler se souvient : « Au festival de Leipzig, on buvait de la vodka avec son aimable directeur, et j’ai eu envie de lui demander pourquoi ils refusaient des films comme Elecciones, par exemple. Le directeur a clairement dit qu’ils n’acceptaient pas les films en dehors de la ligne de la coexistence pacifique, ligne fixée par le camarade Nikita Khrouchtchev, et qu’ils n’accepteraient pas les films guévaristes, trotskistes ou anarchistes [7]. »
Peu avant l’événement français de mai 68, dans son film « J’aime les étudiants » (Me gustan los estudiantes, 1968), Mario Handler confronte des prises de vues d’une tumultueuse manifestation anti-impérialiste à Montevideo, avec les images de la visite officielle du président Lyndon B. Johnson dans le pays. Accompagné d’une célèbre chanson éponyme, Me gustan los estudiantes le film devient rapidement un classique du cinéma d’agitation. Fernando Solanas et Octavio Getino le citent comme un document exemplaire, dans leur fameux manifeste « Vers un troisième cinéma » (Hacia un tercer cine paru en 1969) — parce qu’une projection de ce film a provoqué une manifestation qui s’est ensuite transformée en émeute. De nos jours, « J’aime les étudiants » paraît annoncer les images des rassemblements altermondialistes de type anti-G8, à ceci près que Mario Handler avait été en mesure de filmer du point de vue des manifestants tout en ayant accès à la rencontre des chefs d’États (qui en réalité s’était déroulée quelques mois avant) :
« Me gustan los estudiantes, la première fois que je l’ai vu, j’ai eu le même doute. Mais tout est là. Le film est intègre. Il est auto-financé, c’est-à-dire financé avec le salaire de pipeau du gestionnaire. Et j’ai compris que les films d’acétate de l’époque coûtaient — coûtent — une fortune. C’est ainsi que Handler commença à faire des courts métrages avec un haut contenu social. (Continuez à faire des films avec un contenu social) » — aux lecteurs de la page : « Merci d’écrire ! » Youtube JAVILACO1
Dans de nombreux entretiens, il évoque le montage de ce film, à la lame Gillette, comme il ne disposait ni d’appareil à couper la pellicule ni de salle de montage. Pourtant, si un autre cinéaste-théoricien latino-américain, le cubain Julio García Espinosa, auteur en 1969 du manifeste Pour un cinéma imparfait [8] releva le caractère exemplaire de Me gustan los estudiantes — sans le citer nommément, il évoque un film tourné « dans les rues agitées de Montevideo », –– Mario Handler quant à lui exprima toujours des réticences à l’égard du manifeste du « Cinéma imparfait », comme à l’égard du « Troisième cinéma » cher à Fernando Solanas et Octavio Getino.
Mario Handler est présent lors des rencontres de Viña del Mar, en 1967 et en 1969, qui servent à réunir de nombreux cinéastes, membres actifs et pères du « Nouveau Cinéma Latino-Américain », tels Jorge Sanjinés, Fernando Solanas, Octavio Getino, Santiago Álvarez et d’autres, — et bien sûr Mario Handler lui-même. À cette époque, le cinéaste chilien Raoul Ruiz est attiré par le cinéma de fiction et cherche une alternative — sans rechercher à pratiquer un cinéma commercial, — différente du modèle de cinéma militant proposé par Solanas et Getino. Ainsi, en 1970, Mario Handler en tant qu’opérateur accompagne Raoul Ruiz à la rencontre des Mapuches [9], pour le tournage de « Et Maintenant, Nous Allons T’appeler Frère » (Y Ahora Vamos a Te Llamar Hermano)... Le gouvernement de l’Unité Populaire au pouvoir depuis juin 1970 parvint-il à intégrer les Mapuches ? — le coup d’État trancha la question de manière autoritaire [10]. À l’instar de plusieurs autres artistes et intellectuels engagés fuyant la répression des dictatures d’Amérique du sud réfugiés en Europe, Raoul Ruiz obtiendra un statut de réfugié politique en France dont il adoptera la nationalité [11]. Ce film a été retrouvé puis restauré récemment, avant d’être projeté lors d’une séance spéciale au Festival de Venise en septembre 2012, dans le cadre de l’hommage rendu à Raoul Ruiz, mort en 2011, au mois d’août.
- Olivier Hadouchi et Mario Handler à Berlin
- Photo © Valentina Cristi
(Juillet 2012)
À la fin des années 1960, le cinéma uruguayen de Mario Handler est demeuré attentif aux questions sociales, ainsi le film « Le problème de la viande », (El problema de la carne, 1969). Dans un climat de crise généralisée en Uruguay il a poursuivi sa radicalisation commencée avec « J’aime les étudiants ».
Proche des Tupamaros, en 1970, Handler réalise avec l’aide de deux militants communistes (pour tenter d’éviter le piège du sectarisme), Liber Arce, « Se Libérer » (Liber Arce, Liberarse), où il effectue un rapprochement qui de nos jours pourrait dérouter le spectateur : il associe la répression en Uruguay avec celle du Vietnam, supposant un conflit d’égale intensité. Cette comparaison explicite est courante dans le cinéma engagé de l’époque, figurant le célèbre « Message à la Tricontinentale » de Ernesto Che Guevara, en 1967, où il appelait à « Créer deux, trois… de nombreux Vietnam » dans le monde [12]. Liber Arce, Liberarse (titre qui constitue un jeu de mots entre le nom d’une victime de la police, le militant communiste Liber Arce, et l’action de « Se libérer ») cite d’ailleurs les dernières phrases du discours de Che Guevara, en cherchant à montrer que les Tupamaros ont répondu présent à son appel. Doit-on considérer que Liber Arce fait l’éloge du sacrifice pour la cause de libération [13], en dressant une sorte de culte du « martyr » tombé pour la cause — comme le Che à sa manière ? Ne s’agirait-il pas plutôt d’une volonté de dénoncer la répression et le recours de plus en plus fréquent à la violence comme instrument dans la lutte politique ? Lors de nos conversations, Mario Handler a toujours affirmé sa préférence pour la lutte politique plutôt que pour l’option militaire, en expliquant clairement qu’il n’avait jamais été tenté par une ivresse du sacrifice ni par le nihilisme révolutionnaires. Néanmoins, à cause de son action au sein de la Cinémathèque du Tiers Monde (qui n’était pas une Cinémathèque au sens traditionnel du terme, mais un espace de production, comme une sorte de coopérative et de distribution), et à cause de la tension extrême tenace en Uruguay, il fut contraint de s’exiler, étant donnée son appartenance au mouvement Tupamaros. Beaucoup de ses camarades Tupamaros ou de la Cinémathèque furent arrêtés. Il quitta l’Uruguay la mort dans l’âme, pour rejoindre le Venezuela où il put tourner quelques films — aucun à propos de la dictature uruguayenne, tant le choc fût profond [14], — et il exercera des activités syndicales dans le domaine du cinéma.
Durant les années d’exil, l’heure des cendres et du désarroi succéda à l’heure des brasiers, à l’heure de l’utopie en marche vers le changement radical et du rêve éveillé en voie de concrétisation. Toutefois, comme le phénix — selon une belle et pertinente image employée par son épouse, — Mario Handler a su renaître de ses cendres, se reconstruire, reprenant sa caméra durant son exil au Venezuela puis lors de son retour en Uruguay, quelques années après la restauration de la démocratie. A l’aube du vingt-et-unième siècle, dans le contexte d’un pays redevenu démocratique, gouverné par d’anciens Tuparamos qui ont poursuivi leur lutte sous de nouvelles formes (le président José Mujica est d’ailleurs connu pour avoir su préserver ses conditions de vie très modestes et être demeuré proche de ses concitoyens), Handler tourne « À part », (Aparte, Uruguay, 2002). Avec ce film, il continue de s’intéresser aux marges et aux tréfonds de la société uruguayenne, en filmant le quotidien de quelques habitants survivant en périphérie de Montevideo, dans un univers âpre, ponctué de fêtes et de danses, d’errance et d’attente (du client, dans le cas de la jeune prostituée, d’une libération pour les jeunes délinquants, etc.). Aparte a provoqué des débats très animés dans son pays. Une fois de plus Mario Handler est parvenu à interroger sa société, plus morcelée et plus fracturée qu’il n’y paraît, de manière vivace et argumentée, en suscitant l’émergence d’une parole libre et volontiers contradictoire.
Le film « Dis à Mario qu’il ne rentre pas » [15] sort en 2008 ; ainsi, des années après, il constitue le précieux témoignage d’un ancien exilé qui donne la parole aux protagonistes de sa génération, tous ayant participé à l’histoire uruguayenne de la seconde moitié du XXe siècle, et parfois dans des camps opposés. Actuellement, Mario Handler vient d’entreprendre le tournage d’un nouveau film.
- Mario Handler, Decile a Mario que no vuelva (2008)
- L’Affiche du film pour sa sortie
(Source decileamario.blogspot.fr)