Mon échange d’email avec Aaron Swartz
indique un penseur original
En 2009, j’ai hébergé Aaron Swartz chez moi à Rio de Janeiro. C’est l’une des personnes les plus intelligentes que j’aie jamais rencontrées. Avant son arrivée, il avait eu la gentillesse de m’accorder par e-mail un entretien, que je publie aujourd’hui, en hommage à l’héritage qu’il nous a laissé.
Pouvez-vous me parler un peu de votre parcours, expliquer comment vous vous êtes intéressé aux ordinateurs et en êtes venu à travailler sur le format RSS ?
Aîné de trois garçons, j’ai grandi dans une petite ville de banlieue au cœur des États-Unis. Mon grand-père dirigeait une petite entreprise de fabrication d’enseignes, que mon père a reprise et transformée en société d’édition de logiciels. Donc j’ai toujours été entouré d’ordinateurs et j’ai beaucoup joué avec, car il n’y avait pas grand chose à faire dans ma banlieue. Nous avons eu Internet très tôt (vers 1992) et depuis je passe une grande partie de mon temps en ligne, à lire mes mails, participer à des discussions de groupe, surfer sur le Web. J’habitais à près de 10 kilomètres de mon école et je voyais donc peu mes camarades en dehors des cours. À la place, je me suis fait des amis par Internet. À 12 ans, mon père m’a emmené au MIT dans le cadre d’un voyage d’affaires. Pendant une journée, j’y ai suivi le cours du professeur Philip Greenspun, qui essayait d’expliquer tous les principes de construction des applications web. J’étais tellement emballé que j’ai tenté de m’y mettre sitôt rentré chez moi. Ma première réalisation a été une encyclopédie en ligne, dont la rédaction était ouverte à tous, mais au final, seuls ma mère et quelques camarades de classe y ont contribué. Je me suis ensuite attelé à la création d’un programme destiné à collecter des articles sur toutes sortes de sites d’actualités, en les regroupant sur une seule page. À l’époque, c’était assez difficile : chaque site étant conçu selon un format différent, il fallait concevoir un logiciel différent pour chacun d’eux. Certaines personnes parlaient d’inventer un standard, de manière à uniformiser le format de lecture. Je me suis évidemment rapproché d’elles. Comme j’étais encore très jeune, j’avais beaucoup de temps libre et on m’a confié de plus en plus de travail, ce qui m’a permis de devenir l’un des rédacteurs de la spécification qui allait devenir RSS 1.0.
Votre palmarès est remarquable alors que vous êtes encore très jeune. Pouvez-vous me parler de vos réalisations ? Comment envisagez-vous votre œuvre et comment l’expliquez-vous ? Talent, inspiration, curiosité, labeur ? Quelque chose à expliquer aux enfants qui aimeraient marcher dans vos pas ?
Quand j’étais enfant, je m’interrogeais beaucoup sur ma différence. Je ne pense pas que j’étais plus intelligent que les autres enfants, et je n’avais certainement pas plus de talent. Je ne peux pas non plus prétendre avoir davantage travaillé. D’ailleurs, je n’ai jamais été un gros bosseur. J’ai juste toujours cherché à faire des choses qui me plaisaient. J’en suis venu à me dire que j’étais juste plus curieux, mais qu’il ne s’agissait pas d’une qualité innée. Les jeunes enfants sont incroyablement curieux, ils passent leur temps à explorer et à essayer de comprendre le fonctionnement des choses. Le problème, c’est que l’école émousse cette curiosité. Au lieu de laisser les élèves explorer par eux-mêmes, elle les force à lire certains livres et à réfléchir sur certaines questions. S’ils tentent de faire autre chose à la place, les élèves sont punis. Il est rare que la curiosité résiste à de telles brimades. Ça a pourtant été mon cas, par le hasard des choses. Je suis resté curieux et ai simplement suivi ma curiosité. J’ai commencé à m’intéresser aux ordinateurs, ce qui m’a amené à m’intéresser à Internet, puis à la création de sites d’actualité en ligne, puis aux standards (comme le CSS), puis à la réforme du copyright (puisque Creative Commons voulait utiliser des standards similaires). Et ainsi de suite. La curiosité se nourrit d’elle-même. Chaque nouvel apprentissage comporte plusieurs versants et implique un grand nombre de connexions, que l’on a envie d’explorer à leur tour. On s’intéresse à de plus en plus de choses, jusqu’à se captiver en quasi-permanence. Quand on arrive là, l’apprentissage devient vraiment simple. On veut presque tout apprendre, puisque tout devient fascinant. Je suis convaincu que les gens que l’on trouve intelligents ont simplement une longueur d’avance dans ce processus. J’avais l’impression de simplement assouvir ma curiosité, quelle que soit la voie où elle m’amenait, y compris si cela impliquait des actes de folie comme quitter l’école ou refuser un travail « classique ». Ce n’était pas évident. Mes parents n’ont toujours pas digéré que j’ai abandonné mes études, mais j’ai toujours réussi comme ça.
Qu’allez-vous faire maintenant et quels sont vos projets ?
Je cherche actuellement à assainir la politique aux États-Unis. Je travaille sur trois fronts. Le premier consiste à m’investir dans le groupe Change Congress du Prof. Lawrence Lessig, qui vise à faire adopter une loi pour que les fonds de campagne de tous les principaux candidats soient identiques. Le deuxième est un site que j’ai lancé, watchdog.net, qui publie toutes sortes de données politiques (votes des représentants, origine de leurs financements, membres de leurs lobbys etc.) afin de dégager les tendances et d’identifier les corruptions). Le troisième est un groupe appelé PCCC, qui soutient les campagnes aux primaires de candidats honnêtes. À l’heure actuelle, les primaires sont un véritable parcours du combattant. Aucun politique n’adresse la parole aux candidats s’ils n’ont pas réuni des fonds colossaux. Ceux qui y parviennent se font exploiter et les politiques prennent un malin plaisir à leur prodiguer de mauvais conseils. Nous cherchons donc de très bons candidats, les aidons à collecter des fonds sur Internet et leur apprenons à gérer leur campagne en faisant appel au bénévolat plutôt qu’en dépensant des millions en consultants et en spots publicitaires. Quant à mon avenir, je ne sais pas trop. Je veux publier davantage et pense prendre le temps d’écrire un livre. Lawrence Lessig prend la direction du Centre d’éthique de l’Université d’Harvard et je trouverais chouette de publier chez eux.
Au Brésil, beaucoup de jeunes sont très enthousiastes vis-à-vis d’Obama. Que pensez-vous de son élection et qu’attendez-vous de lui ?
Beaucoup d’Américains sont aussi enthousiastes vis-à-vis d’Obama. C’est d’ailleurs mon cas, pour toutes sortes de raisons, la plus évidente étant qu’il est le premier président noir. Son atypie tient aussi à la foule de bénévoles et de donateurs qu’il a su mobiliser pour se faire élire. Mais ce que je trouve le plus incroyable chez lui, c’est que contrairement à nos autres présidents, il n’est pas uniquement une figure de proue. Obama n’est pas un acteur qui se contente de réciter son texte devant les caméras. C’est avant tout un être humain qui prend le temps de réfléchir aux problèmes et rédige même certains de ses discours. Mais ceci dit, je pense que l’important, ce n’est pas la personnalité d’Obama, mais son programme. Et l’actualité est chaque jour plus catastrophique à cet égard. Il a commencé par nommer beaucoup de membres des gouvernements précédents, en expliquant que pour entreprendre et innover, il avait besoin d’hommes d’expérience. Malheureusement, ces individus chevronnés semblent toujours répéter les mêmes erreurs. Obama a retiré plusieurs dispositions fondamentales de son projet de loi sur la reprise économique dans l’espoir de le faire passer. Aucun conservateur ne l’a approuvé pour autant. Son équipe économique a ressorti la proposition de l’administration Bush d’aider les banques en les inondant de fonds sans imposer la moindre restriction sur leur utilisation. Aujourd’hui, les conservateurs exigent encore davantage de coupes dans son plan de reprise, le leader de la réforme du système de santé a démissionné et les économistes libéraux sont chassés de son administration. Bien sûr, nous n’en sommes qu’au début du mandat, mais il semble évident que nous ne pouvons pas attendre qu’Obama prenne de lui-même les bonnes mesures. Nous devons le pousser à mieux faire.
Ronaldo Lemos est chef de projet de Creative Commons Brésil, et membre du Centre d’information des politiques de la technologie à l’université de Princeton. Il est fondateur et directeur du Centre de la société et des technologies à la faculté de droit de la fondation Getulio Vargas (FGV), où il est aussi professeur spécialisé en droit de la propriété intellectuelle. Il est titulaire d’une licence auprès de la Faculté de droit de l’université de Sao Paulo, d’un Master en droit auprès de la faculté de droit de Harvard et d’un doctorat en droit auprès de l’Université de Sao Paulo.
[Note : Une version antérieure de cet article indiquait par erreur que Ronaldo Lemos était membre du Center for Information Technology Policy de l’université de Princeton.]
Source My Email Exchange With Aaron Swartz Shows An Original Thinker, By Ronaldo Lemos, Project Lead, Creative Commons Brazil ; Fast Company, January 14, 2013 [1]
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"Ronaldo Lemos se souvient de Aaron Swartz / A Tribute to Aaron Swartz by Ronaldo Lemos" by Caroline Comacle - translator into French from Ronaldo Lemos’ My Email Exchange With Aaron Swartz Shows An Original Thinker is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-NoDerivs 3.0 Unported License. Based on a work at http://www.criticalsecret.net/ronaldo-lemos-se-souvient-de-aaron-swartz-a-tribute-to-aaron-swartz-by-ronaldo-lemos,096.html.
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